Bien que peu commenté, le fait que la Suisse soit le premier pays développé à avoir émis hier des obligations souveraines à 10 ans à taux négatif, constitue un changement de paradigme complet pour le monde financier.
Par Christopher Dembik, économiste chez Saxo Banque
C’est une nouvelle semaine plutôt positive à la Bourse de Paris. Bien qu’une consolidation sur le CAC 40 ne soit pas exclue après avoir atteint un point haut annuel, la tendance de fond reste sans ambiguïté haussière. Le franchissement du seuil symbolique des 5200 points n’est plus qu’une question de temps. L’absence de perception du risque est le facteur fondamental pouvant expliquer l’année vertueuse qui se profile en bourse, bien plus que l’amélioration macroéconomique qui est perceptible des deux côtés de l’Atlantique.
Les marchés sont passés d’un extrême à l’autre en un lapse de temps très court. Il y a encore un an, les évènements en Ukraine avaient provoqué de forts remous en bourse. Aujourd’hui, la déstabilisation de la péninsule arabique sous les coups de boutoir de Daesh et des Houtistes et les difficultés financières notables de la Grèce semblent être des non-évènements du point de vue des investisseurs. Tout au plus peut-on constater un léger frémissement du VIX, « l’indice de la peur », de temps à autre.
Il est fort probable que l’année 2015 soit une bonne année pour les marchés indices et actions ponctuée par quelques phases de correction similaires à celle d’octobre dernier. Toutefois, les risques sont énormes à plus long terme. Cette période qui s’ouvre n’est pas sans rappeler la « grande modération » qui avait abouti au triomphe des marchés et à l’idéologie libérale portée par Milton Friedman jusqu’à la rupture causée par la crise des subprimes en 2007.
La détérioration importante de la perception du risque sous l’effet des politiques monétaires accommodantes a indiscutablement engendré la formation de bulles spéculatives sur certains segments de marché, notamment les obligations d’entreprise à haut rendement et les biotechs outre-Atlantique. C’est particulièrement perceptible au niveau des introductions de biotechs au Nasdaq l’an passé. Près de 40% d’entre elles concernaient des entreprises qui n’étaient qu’au stade du développement pré-clinique, sans garantie que leurs recherches soient fructueuses et fassent l’objet d’applications commerciales à court ou à moyen terme. Pourtant, elles ont bénéficié de la confiance des investisseurs, ce qui s’est traduit généralement par un cours de bourse en nette hausse par rapport au cours d’introduction.
La FED et surtout la BCE ont introduit de manière inconsidérée l’idée que peu importe ce qui risque de se passer, les banques centrales seront là pour éteindre l’incendie et pour garantir un accès au crédit à très bas coût, voire négatif, ce qui permet la survie d’entreprises zombies qui auraient fait faillite depuis longtemps dans des conditions de marché normales.
L’éclatement d’une bulle spéculative sur des segments de marché mineurs, bien qu’elle induise un coût économique et social significatif, est cependant gérable avec les outils de politique monétaire traditionnels et, en particulier, le taux d’intérêt. En revanche, le mauvais pricing du risque sur le marché de la dette souveraine pose des problèmes beaucoup plus importants puisqu’il pose la question de soutenabilité de la dette publique et du système bancaire mondial.
Bien que peu commenté, le fait que la Suisse soit le premier pays développé à avoir émis hier des obligations souveraines à 10 ans à taux négatif constitue un changement de paradigme complet pour le monde financier. Ce phénomène, qui est certainement amené à prendre de l’ampleur, témoigne d’un sérieux dysfonctionnement de marché en termes d’allocation du capital. Au regard de l’évolution des obligations à 7 ans et à 30 ans, le taux de rendement négatif se profile sereinement pour l’obligation souveraine allemande à 10 ans. Il n’est pas exclu, non plus, que la France expérimente dans les deux ans à venir un taux négatif sur son OAT à 10 ans.
Il est erroné de croire que les banques centrales pourront garantir sur le long terme un environnement financier aussi favorable et déconnecté des fondamentaux macroéconomiques. Il n’y aura très certainement pas de sortie de la Grèce de la zone euro cette année et encore moins de crise financière dans la foulée de la première hausse des taux de la FED. Tout porte à croire que le CAC 40 pourrait même atteindre les 5600 points cette année. Par contre, on voit mal ce qui pourrait maintenir le système actuel en l’état lorsque la BCE décidera, vraisemblablement en 2016, de revenir à une politique monétaire plus orthodoxe et d’arrêter son financement indirect des Etats.
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