Analyse de Xavier Lépine – Président du Directoire de La Française
La crise est finie et nous entrons dans une nouvelle ère, la DTU (Demographie, Technologie, Urbanisation), qui nécessite une nouvelle approche de la gestion de portefeuille.
Il y a 6 ans déjà, la crise des subprimes ravageait la planète et le monde entrait dans une récession profonde dont les répliques ont été nombreuses, à commencer par la crise européenne de l’été 2011 où la solvabilité d’Etats européens majeurs était questionnée et par la même l’existence de l’euro.
Aujourd’hui, sur le plan de l’activité économique et des grands agrégats, le rétablissement de la confiance semble largement justifié, confiance dans une croissance économique de faible à modérée selon les zones économiques accompagnée d’une inflation bénigne, les principales préoccupations étant le chômage des pays occidentaux et le retour à des normes acceptables des déficits et endettements publics. Adopter ce prisme, même si rationnellement tout cela est exact et occulter les changements profonds que nous vivons aujourd’hui même, et les interrogations qu’ils impliquent me semble très limité.
Les évolutions actuelles s’inscrivent dans un scénario de rupture historique.
Si l’on regarde dans un passé proche, la deuxième moitié du XXe siècle fut marquée par quatre facteurs :
- La reconstruction post deuxième guerre mondiale avec une démographie jeune et une espérance de vie faible après le départ à la retraite.
- Des économies encore largement fermées où l’inflation de croissance était globalement vertueuse (l’augmentation des salaires favorise le pouvoir d’achat vers des biens et services produits localement, cf la courbe de Philips)
- Une problématique énergétique dominante et déstabilisante de l’économie mondiale dont le principal acteur étaient les Etats-Unis : la crise de Suez de 1956 où les Américains ont bouté les Français et les Anglais hors du Proche-Orient pour passer des accords de long terme avec les pays producteurs ; l’arrêt de la convertibilité du dollar en or (1971) et la réponse de l’OPEP (1973).
- Dans le dernier quart de siècle, une ouverture politique et économique mondiale aux conséquences multiples et incalculables dans tous les domaines.
Deux phénomènes majeurs bouleversent maintenant la planète : les évolutions technologiques et l’entrée dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène.
Les évolutions technologiques actuelles changent définitivement 4 facteurs historiques dominant les pensées et les comportements de l’ensemble des acteurs économiques et politiques :
1 - La globalisation qui résulte de la technologie fait que la majorité des biens et services sont maintenant co-produits mondialement avec comme conséquences directes :
- Le commerce, l’urbanisation et les densités des zones d’activités qui vont continuer d’augmenter
- Les répercussions économiques et sociales sur les classes basses et moyennes des pays développés. Le "non emploi" d’une fraction importante de la population va devenir la norme et l’on parlera dans un futur proche de taux d’activité et non plus de taux de chômage.
- Les pressions inflationnistes du type prix-salaire sont définitivement cassées dans des économies ouvertes.
2 - Les gains de productivité dans la robotique font que le coût du capital est devenu structurellement plus faible que le coût du travail ce qui renforce l’impact sur la baisse structurelle du taux d’activité de la population (d’ici 5 à 10 ans les drones livreront les petits objets, cf Amazon, et les pizzas à domicile… sans compter la voiture sans chauffeur).
3 - Le coût de l’énergie est en train de diminuer alors même que l’inflation de la deuxième moitié du XXe siècle était largement tirée par le coût exogène de l’énergie.
4 - Le rapport à l’objet change : la valeur d’usage est en train de l’emporter sur la propriété du bien (on n’achète plus le DVD car on utilise le pay per view, développement de l’Autolib en milieu urbain et demain le développement de l’emphytéose et du viager pour l’immobilier…) et cela d’autant plus que le pouvoir d’achat des classes moyennes est structurellement orienté à la baisse.
5 - Nous entrons dans l’ère de la connaissance où la croissance économique n’est plus encadrée, ni limitée, par les facteurs de production mais peut devenir exponentielle. C’est l’ère de " l’embellissement de la vie" où l’homme qui vivra 1 000 ans serait déjà né. Se pose alors la problématique de la définition même du PIB, sachant que le PIB généré par une encyclopédie papier est mesurée par son prix de vente multiplié par la quantité vendue… comment calcule-t-on le PIB généré par wikipedia que chacun de nous utilise beaucoup plus que l’encyclopédie papier de nos parents ? Dans un monde numérique où le coût marginal de production de l’information est quasi-nul nous ne disposons pas des outils de mesure de définition de ce qu’est le PIB.
Ces évolutions technologiques fondamentales, même si elles se traduisent par un taux d’activité traditionnelle structurellement plus faible de la population dans les pays développés, nous ne pouvons que les appeler de nos vœux car les scientifiques estiment que nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique, celle de l’Anthropocène, caractérisée par le fait que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’action de l’Homme a un impact sur le système terrestre supérieur à celui de toutes les autres forces géologiques et naturelles.
L’industrialisation et la croissance démographique font que l’on consomme plus que ce que la planète ne produit… Là également les mentalités évoluent et l’environnement risque fort de ne plus être considéré comme quelque chose autour (environ) de l’Homme mais partie intégrante et limitante de la croissance de l’activité économique incontrôlée.
Nous rentrons donc dans une ère nouvelle où :
- L’économie du partage sera prédominante : partage du travail au niveau mondial comme national, partage des ressources, partage de la propriété (usage et possession étant dissociés)
- Sauf choc exogène (conflit, énergie…), l’inflation est durablement basse, voire négative, pour de nombreuses années
- Le coût du capital est durablement très faible
Les conséquences en matière d’investissements comme de méthodologie de gestion sont considérables à commencer par la remise en cause des modèles recherchant une courbe d’efficience sous contrainte de risque maximum (théorie du portefeuille optimum). Il faut donc ainsi sortir de l’orthodoxie financière habituelle qui n’est plus appropriée du fait de la faiblesse des taux longs, de la corrélation des classes d’actifs et des économies et du scénario de faible croissance européenne sur N années.
D’une manière générale si l’on exclut un scénario de forte hausse ou de forte baisse des actifs financiers et que l’on s’inscrit dans un contexte économique morose en Europe pour les prochaines années, le niveau actuel des taux longs conduit naturellement aux scénarii suivants :
L’obligataire souverain France - Allemagne
Si les obligations à 20 ans ont structurellement surperformées les actions depuis 30 ans (pour un investisseur qui depuis 30 ans aurait chaque année acheté "du 20 ans" pour le revendre l’année suivante en rachetant "du 20 ans") c’est aussi parce que nous sommes rentrés depuis 1980 dans un lent processus d’arrêt de l’inflation après une longue période d’inflation structurelle.
Le niveau actuel pour le 10 ans : 1,4% pour le Bund et 1,8% pour l’OAT, plus bas historique depuis la deuxième guerre mondiale, laisse évidemment penser que le principal risque est à la hausse des taux et qu’en tout état de cause l’investisseur n’est plus payé pour le risque qu’il prend.
L’analyse de la courbe des taux démontre que la réponse n’est pas si simple et que la baisse du taux à 10 ans est essentiellement représentative de l’effondrement des taux courts : 0 pour le court terme, 0,8% pour le 5 ans. Ainsi le taux à 5 ans dans 5 ans reste à 3%, proche de la moyenne historique du 5 ans sur les 15 dernières années…
Il ne faut donc pas exclure, dans le contexte actuel d’atonie économique, que les taux longs baissent réellement et que le 5 ans dans 4 ans ne soit plus qu’à… 2,5 %, etc. Aux Etats Unis, qui a déjà amorcé son tapering, si le 10 ans est à 2,55 %, le 5 ans n’est qu’à 1,55 %...et au Japon, le 5 ans est à… 0,18 %...
En dehors d’une crise de confiance, il est donc peu probable de voir les taux longs remonter mais, en cas de reprise, une remontée de la partie courte de la courbe est possible… d’où la suggestion de vendre les obligations à moins de 7 ans d’une part et d’acheter du 5 ans dans 5 ans d’autre part…
Par ailleurs le niveau absolu de rendement des taux, représentatif de la croissance et de l’inflation à long terme, atteint des niveaux extrêmement peu attractifs en valeur absolue pour les investisseurs.
Le crédit
Il est clair qu’après les deux crises de 2008 puis 2011 qui avaient emmenées de manière indifférenciée tous les actifs à risque "à la cave", le grand bénéficiaire ces deux dernières années ont été le crédit et le risque sous toutes ses formes : retour à la normalisation : resserrement des spreads des périphériques puis de l’ensemble des papiers à spread (financières incluses).
Tant que le quantitative easing continuera et en l’absence de dégradation significative de l’activité et de matérialisation du risque crédit, cette situation perdurera d’autant plus que les spreads, en relatifs des taux sans risque, sont élevés. On peut même raisonnablement penser que les actifs comme la dette émergente en devise forte se reprendront, les spreads sur les autres actifs devenant trop faibles.
L’immobilier tertiaire
En France, l’activité économique peu soutenue et la faible inflation rendent peu probable une hausse sensible des loyers ainsi qu’une baisse très significative du taux de vacance. En revanche, l’absence de développements "en blanc", et l’étroitesse du marché (15-20 Mds€ échangés par an) par rapport aux marchés financiers (notamment obligataire), dans un contexte de taux d’intérêt bas, maintiennent les prix et les rendements attractifs. Les institutionnels sont globalement sous-pondérés sur cette classe d’actifs et tout report de 1% de leur allocation obligataire est supérieur au volume de transaction annuelle sur l’immobilier tertiaire. Autrement dit, même sans report, un réinvestissement d’un tiers des coupons obligataires vers l’immobilier est suffisant pour soutenir le marché qui est protégé par le différentiel de rendement.
Cette analyse mérite d’être nuancée au niveau européen, les cycles et les situations n’étant pas les mêmes : les rendements sont inférieurs de près de 100 bp en Allemagne, en sympathie avec le bund, sur des valeurs métriques allant de 1/3 à la moitié de ceux Prime QCA de la région parisienne, de mêmes que les loyers.
En Espagne, les prix ont chuté de plus de 50% et les taux de vacance sont probablement proches des plus bas. Autrement dit, si l’immobilier tertiaire français est incontestablement le marché le plus profond avec 52 millions de m2 pour la seule région parisienne, il est évident que d’autres marchés européens représentent soit des opportunités de rendement plus attractives, soit des risques plus faibles.
Les actifs réels de rendement
Même si la crise financière est venue d’un excès de financiarisation, il est clair que nous entrons en Europe dans une période de désintermédiation de l’économie réelle, l’investisseur substituant au risque de marked to market une quasi-certitude de non liquidité ; d’où le fait de privilégier des actifs de dette et de cash-flow. Ce phénomène étant récent c’est aussi là que les marges rapportées au risque sont les plus attractives et cela d’autant plus que nous sortons d’une crise financière lourde où beaucoup d’acteurs ne peuvent plus intervenir : prêts immobiliers seniors, juniors, mezzanines, et cela au minima sur l’Europe entière ; financement d’infrastructures (surendettement des Etats), leasing, factoring…
Les actions
La corrélation entre l’activité économique et les évolutions boursières sont souvent loin d’être évidentes même si elle est pertinente sur le long terme.
En tout état de cause, sur les simples perspectives de l’activité européenne, le potentiel est globalement assez limité pour les actions pures zone euro, les hausses des deux dernières années étant à l’origine liées à un retour de la confiance post crise souveraine. Les mouvements sectoriels récents (mars-avril) démontrent, à mon sens, la fin de ce rallye au profit d’une plus grande sélectivité et inquiétude.
Ce qui paraît à peu près certain : le faible rendement (ratio de Sharpe très significativement inférieur à 1) des obligations ne permet pas aux investisseurs soumis à Solvabilité 2 de prendre, a priori, d’exposition significative aux actions dont la volatilité continuera d’être importante en regard des rendements.
Sur le moyen terme, la probabilité de surperformance des zones asiatiques et américaines est très forte. Ainsi, la réduction de risque et le potentiel de sur-rendement peut donc s’effectuer de deux façons différentes et complémentaires :
- Fondamentale, en privilégiant une analyse bottom up reposant sur une méthodologie qui intègre les bouleversements actuels ; c’est ce que propose notre Groupe avec IPCM et la méthodologie SAI (Strategically Aware Investing)
- Technique, en développant des stratégies de couverture optionnelles type enhanced collar - (achat de put de maturités relativement longues et vente de call de maturités courtes)
Ces deux approches peuvent être complétées par :
- Un investissement dans des produits structurés à capital protégé et qui reposent sur des scénarii actions (pas plus de 35% de baisse ou plus de 50% de hausse dans les 5 prochaines années).
- Un retour sur les stratégies de gestion alternative : arbitrage, long/short qui, en dehors des phénomènes de crise de liquidité démontrent une très bonne performance et sont très cohérentes dans l’environnement actuel.
En synthèse, si l’on admet les postulats a) que l’inflation est terminée b) que la croissance économique sera faible en Europe durant les prochaines années, c) que les marchés financiers sont corrélés… alors le niveau actuel des taux conduit à sortir des méthodes traditionnelles pour :
- réallouer davantage vers des actifs non marked to market et générateurs de cash-flow
- adopter une attitude résolument non benchmarkée sur les actifs de marchés investir, notamment via les produits dérivés, dans les scénarios de marchés correspondant aux postulats ci-dessus.
Comprendre l'économie durable pour s'y investir