Chaque année en France, 160 000 salariés se
voient diagnostiquer un cancer, bouleversant leur vie personnelle et
professionnelle. Ce parcours complexe, marqué par des incertitudes liées à la
maladie et à ses traitements, ne peut être efficacement accompagné par des
solutions standardisées.
À travers une étude,
Rachel Beaujolin*, enseignante-chercheure à NEOMA Business School, démontre que
ces solutions figées échouent à répondre aux besoins réels des salariés. Elle
plaide pour la mise en place d’aménagements provisoires et évolutifs, élaborés
en co-construction avec les différents acteurs concernés, autour de trois
principes clés.
Un diagnostic qui
bouleverse la vie professionnelle
Chaque année en France,
on détecte 160 000 nouveaux cas de cancer dans la population salariée.
Plusieurs années après, 64% des salariés concernés souffrent encore des
séquelles de leurs traitements : fatigue, douleurs, troubles cognitifs… Une
étude de l’Institut National du Cancer (INCa) révèle que les salariés ayant
bénéficié d’aménagements de leurs conditions de travail dès le diagnostic sont
plus nombreux à être encore en activité cinq ans plus tard. « Cela montre
l’importance d’adapter les conditions de travail aux besoins spécifiques de
chaque salarié touché par la maladie, car aucune situation n’est identique »,
souligne Rachel Beaujolin.
Selon une
recommandation de 2019 de la Haute autorité de santé (HAS), le maintien dans
l’emploi contribue à l’espérance de vie. Cependant, accompagner ces salariés
représente un défi majeur. L’évolution de la maladie, le rythme des traitements
et leurs effets secondaires sont imprévisibles, tout comme la capacité
productive des salariés. « L’après (ou l’avec) un cancer ne peut pas être comme
l’avant », ajoute Rachel Beaujolin, soulignant les nombreuses zones d’ombre qui
subsistent dans ces parcours. Cette incertitude s’étend également à
l’environnement professionnel : les attitudes des collègues et des managers,
les possibilités d’aménagement des postes et de réorganisation des missions, ou
encore la capacité des équipes RH à anticiper et gérer ces situations
complexes.
Un enjeu de
responsabilité sociale pour les entreprises
Concilier travail et
cancer devient un enjeu majeur de responsabilité sociale pour les
organisations.
Une « charte cancer et emploi », proposée par l’Institut
national du cancer, a déjà été signée par
90 entreprises représentant 1,9
million de salariés. Pourtant, une question essentielle demeure :
« Quelles
modalités mettre en place, avec quels acteurs et quelles méthodes, pour que cet
accompagnement favorise l’émergence d’un travail constructeur de santé ? »,
interroge Rachel Beaujolin.
S’appuyant à la fois
sur son expérience personnelle et sur des observations et études, Rachel
Beaujolin propose une approche alliant réflexions académiques et situations
concrètes. Touchée elle-même par la maladie, elle a arrêté son activité pendant
plus d’un an avant une reprise progressive, nourrissant ainsi sa réflexion
d’une approche auto-ethnographique.
Une démarche pour
innover et transformer
À partir de cette
réflexion et de son vécu, Rachel Beaujolin défend une démarche innovante et
profondément humaine pour transformer les pratiques des entreprises. Plutôt que
de recourir à des solutions prêtes à l’emploi – questionnaires fermés,
répertoires de réponses toutes faites ou dispositifs figés –, elle insiste sur
l’importance d’une co-construction continue. Cette approche invite à bâtir des
solutions adaptées, en répondant de manière pertinente à des situations
complexes et souvent inattendues.
Cette démarche repose
sur trois principes essentiels :
• Créer des conditions
organisationnelles favorables
« À commencer par des
acteurs (managers, collègues, RH…) capables d’instaurer un rapport concret au
réel, au-delà des postes et des tâches », explique-t-elle. Cela inclut les rôles
dans l’organisation, les missions envisageables et la nature des différentes
contributions. Le manager, souvent désigné pour jouer ce rôle, ne peut pas être
seul en tête à tête avec le salarié. Il doit être épaulé par d’autres acteurs
et les services de santé au travail. « Ce n’est pas forcément le manager
direct qui est le mieux armé, notamment dans des situations où la souffrance et
la mort sont présentes en toile de fond », poursuit Rachel Beaujolin.
• Encourager les
conversations informelles
Ces échanges permettent
de faire émerger des pistes et des solutions provisoires. L’autrice évoque ces
dialogues « sans obligation et sans visée opérationnelle », qui
permettent d’actualiser et de partager les perceptions du contexte évolutif.
• Imaginer,
expérimenter et transformer
« Il s’agit de
remodeler des situations de travail et, pourquoi pas, d’aboutir à des
innovations pour l’ensemble de l’organisation », affirme-t-elle. Cela
implique de coordonner des experts (santé, juridique, RH, administratif…) et de
favoriser la coopération avec les salariés concernés.
En adoptant une
approche collaborative et évolutive, les entreprises peuvent non seulement
mieux accompagner les salariés touchés par un cancer, mais également
transformer leurs pratiques organisationnelles pour favoriser un environnement
de travail inclusif et résilient.
*Rachel Beaujolin - Accompagner la conciliation travail-cancer - Un enjeu épistémologique et méthodologique pour les sciences de gestion, Revue Française de Gestion, 2024.