Par Victor Delage, fondateur de l’Institut Terram.
Cette étude explore pour la première fois le rapport des ruraux vis-à-vis des déchets sauvages. Les données récoltées mettent en lumière une dissonance entre principes et pratiques : si les habitants des campagnes, en première ligne face aux bouleversements environnementaux, affichent un profond respect pour leur cadre de vie et condamnent fermement les incivilités liées à l’abandon de déchets, une proportion non négligeable continue à pratiquer le littering. L’enjeu est d’autant plus complexe que ces comportements ne se limitent pas à une simple question d’incivilité. Ils touchent à des dynamiques sociales, politiques et morales, où se croisent la tolérance à l’égard de certains gestes, l’influence du contexte socio-économique et le rapport à l’espace public.
L’étude
s’intéresse également aux attentes des habitants en matière de solutions,
révélant une aspiration commune à des mesures alliant infrastructures plus
nombreuses et mieux adaptées, sanctions dissuasives et sensibilisation
renforcée.
L'enquête a été
administrée par Opinion Way et menée auprès d’un échantillon représentatif de
1
082 résidents ruraux âgés de 18 ans et plus.
Huit ruraux sur dix (80%)
déclarent être préoccupés par les enjeux environnementaux. Cette inquiétude est
encore plus marquée chez les femmes (82 % contre 77 % chez les hommes), chez
les jeunes de 18-24 ans (82 % contre 77 % chez les 65 ans et plus) et atteint
85 % chez les diplômés de l’enseignement supérieur (contre 72 % chez les non-diplômés).
Dans les campagnes, les habitants sont les témoins directs de la dégradation de
leur environnement, que ce soit à travers l’érosion des sols, les sécheresses
et les incendies, le recul de l’enneigement ou du trait de côte.
Cette prise de
conscience environnementale s’accompagne d’une forte intolérance envers
l’abandon de déchets dans les espaces publics : 80% des ruraux
considèrent le littering – l’acte de jeter ou d’abandonner des déchets dans un
espace public – comme « inacceptable ». Cependant, près d’un rural sur cinq (18%)
juge que certains comportements peuvent être « dérangeants mais compréhensibles
» en fonction du contexte, par exemple en raison de la taille ou de la nature
du déchet. Seuls 1% des répondants considèrent encore ces actes polluants comme
« acceptables, quel que soit le déchet ».
Les données révèlent un
rapport complexe entre le positionnement politique et la perception du
littering.
La proportion de ruraux condamnant l’abandon de déchets sauvages est ainsi plus
élevée chez ceux qui se situent à droite (81%) qu’à gauche (78%). Ce contraste
est encore plus prononcé aux extrêmes du spectre politique : parmi les
personnes s’identifiant comme « très à droite », 87% considèrent le littering
comme « inacceptable », soit 9 points de plus que ceux se positionnant « très à
gauche » (78%). Cela démontre que cette problématique va au-delà des
préoccupations environnementales et touche également à des valeurs plus larges
telles que la discipline, la préservation de l’espace public et le respect des
normes sociales.
L’enquête met en
évidence une hiérarchie des déchets perçus comme les plus « choquants ». Les bouteilles en
plastique et les canettes suscitent la réprobation de 60% des ruraux, suivies
par les mégots de cigarette (19%), les papiers et emballages (8%), les déchets
alimentaires (7%) et les chewing-gums (6%).
Dans la pratique, une
part non négligeable de ruraux continue de jeter ses déchets sur la voie
publique : plus d’un quart des ruraux (28 %) reconnaissent jeter un trognon de
fruit dans la rue « au moins de temps en temps ». Le comportement est similaire
pour les papiers et les emballages (18%), et les chewing-gums (17%). Les mégots
de cigarette sont abandonnés par 14% des ruraux et, surtout, par 48% des
fumeurs ruraux. Enfin, 4% des répondants affirment jeter occasionnellement une
bouteille en plastique ou une canette dans la rue.
Le facteur âge révèle
un paradoxe frappant : malgré leur sensibilité aux enjeux écologiques, les moins
de 35 ans sont plus enclins à abandonner leurs déchets. Ainsi, 38% d’entre eux
admettent jeter « au moins de temps en temps » des trognons de fruit (contre 23%
des plus de 50 ans). Il en va de même pour les papiers et emballages
(respectivement 29% contre 14%), les chewing-gums (27% contre 12%), les mégots
(22% contre 9%) et les bouteilles en plastique ou canettes (13% contre 2%).
Les motifs avancés pour
l’abandon de déchets varient entre le manque d’information, la
déresponsabilisation individuelle et des justifications douteuses. Parmi les ruraux
pratiquant le littering, 51% justifient leur geste en affirmant que les déchets
se décomposent rapidement. D’autres raisons révèlent un déficit de
sensibilisation aux impacts écologiques et sanitaires ou un fort détachement
vis-à-vis des conséquences collectives des actions individuelles : 16% pensent
que jeter des déchets
« ne met personne en danger », 14% estiment que « les
services publics sont payés pour nettoyer »,
8% considèrent que « la rue n’est
pas un espace naturel » et 4% affirment que cela « ne gêne personne ».
La présence visible de
déchets peut donner l’impression d’une plus grande tolérance à cette pratique. Si 83% des ruraux
affirment ne pas être influencés, 17 % admettent être plus enclins à jeter
leurs déchets lorsqu’ils en voient déjà. Cette minorité peut suffire à
enclencher un cercle vicieux : un paysage jusque-là préservé peut rapidement se
dégrader, et les actions de quelques-uns peuvent suffire à altérer les
attitudes des autres.
La moitié des ruraux
(49%) déplorent un manque d’infrastructures pour jeter leurs petits déchets
dans leur commune.
L’isolement géographique joue ici un rôle important : cette proportion grimpe à
55% pour les habitants des hameaux, soit 7 points de plus que ceux vivant dans
les petites villes (48%). Chez les fumeurs, près des deux tiers (64%) d’entre
eux soulignent ce manque, ce qui favorise des comportements inappropriés.
Une autre difficulté
réside dans la compréhension même des dispositifs de collecte existants. Un rural sur quatre
(25%) considère que le fonctionnement et l’utilité des points de collecte sont
« incompréhensibles ». Ces données mettent en lumière des problèmes de
signalisation, de conception des équipements et un manque d’information. La
signalétique ambiguë des corbeilles, par exemple, peut entraîner des doutes sur
l’usage correct. Par exemple, lorsqu’une corbeille est présente, la
signalétique ne permet pas toujours de comprendre clairement si on peut ou ne
peut pas y déposer son mégot.
Pour lutter contre le
littering dans les zones rurales, les habitants réclament la mise en place
d’infrastructures adaptées, l’application de sanctions dissuasives et une
éducation précoce sur les enjeux environnementaux : 27% prônent
l’installation de poubelles et de cendriers de rue,
26% demandent des
sanctions systématiques et 20% souhaitent l’intégration de l’éducation
environnementale dans les programmes scolaires. D’autres propositions incluent
des campagnes de sensibilisation (8%), des journées citoyennes de nettoyage (7%)
et l’utilisation de cendriers de poche (7%). Des innovations telles que des
applications mobiles (3%) et des ateliers de recyclage (2%) reçoivent un
accueil plus modéré.
*Victor Delage, fondateur de l’Institut Terram, est diplômé d’un master of arts en études politiques et de gouvernance européennes au Collège d’Europe à Bruges, et d’un double master en affaires européennes et en sciences économiques à Sciences Po Grenoble. Il a été responsable des études et de la communication à la Fondation pour l’innovation politique entre 2017 et 2023. Il est coauteur de l’étude Jeunesse rurale et mobilité : la fracture rurale (Institut Terram-Chemins d’avenirs, mai 2024). Il dispense un cours intitulé « Les think tanks dans l’Union européenne : rôles, stratégies, dynamiques » au master Gouvernance européenne de Sciences po Grenoble.