L’analyse
de Laurent Chaudeurge, Porte-Parole de la Gestion de BDL Capital Management
À la suite de la grande
crise financière de 2008 et jusqu’à la sortie du Covid, nous avons connu une
longue période de « politique de taux zéro » qui a désorganisé tout
l’écosystème financier. Le coût du capital est à la finance ce que la gravité
est à la physique. S’il disparaît, la valeur des actifs s’envole, de même que
les objets physiques ne sont plus attirés vers le sol.
Mais cela n’est que la
conséquence la plus visible de cette période aberrante. Les « taux zéro » ont
aussi impacté des modèles économiques entiers et contraint certains secteurs à
se réinventer pour survivre pendant que d’autres en profitaient pour prospérer.
Cette nouvelle dynamique et ces rapports de force remaniés ont créé, transféré
et amplifié des risques de plus en plus opaques et de moins en moins bien
maîtrisés par les régulateurs.
Dans un article récent,
la BIS (Bank for International Settlements) en offre un exemple édifiant. Elle
montre comment, en fragilisant le modèle de l’assurance vie, les « taux zéro »
ont forcé les acteurs du secteur à prendre de plus en plus de risques. Elle
explique ensuite comment l’implication grandissante des fonds de Private Equity
(PE) dans le secteur a accéléré et amplifié cette dynamique hasardeuse. Le
constat de la BIS est sans appel : aujourd’hui, les polices d’assurance vie
reposent sur moins d’actifs qui sont plus risqués et moins liquides. Comment
cela a-t-il pu se produire ? Quels enseignements peut-on en tirer ?
Le métier d’un assureur
vie est de collecter des primes qu’il investit, en échange de quoi il doit
verser une somme prédéfinie au moment du décès de l’assuré. L’incertitude de
son métier porte donc à la fois sur le rendement qu’il obtient de ses actifs et
sur la valeur actuelle des sommes futures à décaisser lors des décès. Ces deux
paramètres impactent négativement l’assureur quand les taux d’intérêts baissent
car le rendement des actifs baisse et la valeur actuelle des engagements
vis-à-vis des assurés augmente. Cela veut dire moins de résultats et moins de
fonds propres pour l’assureur.
Face à cette double
menace, les assureurs ont investi dans des actifs plus risqués pour obtenir de
meilleurs rendements et ont cherché des solutions pour réduire leurs besoins en
fonds propres. Ces deux priorités ont suscité l’intérêt des fonds de PE, essentiellement
aux États-Unis, qui y ont vu une opportunité de monétiser leur savoir-faire.
Ils ont profité des valorisations décotées du secteur pour racheter tout ou
partie de nombreux assureurs (leurs investissements dans l’industrie ont été
multipliés par sept depuis 2010). Ils ont ensuite généré des commissions de
gestion et d’origination en investissant les actifs des sociétés d’assurance
dans leurs investissements non cotés, notamment dans le crédit structuré et les
infrastructures. Enfin, ils ont exploité les différentes réglementations
locales pour optimiser les fonds propres des assureurs. Pour cela ils ont
poussé les assureurs qu’ils détenaient à céder leurs polices les moins
rentables, principalement à des réassureurs offshores qui y voyaient leur intérêt
car leur réglementation locale leur imposait moins de fonds propres. Ainsi les
assureurs vie liés à des PE ont cédé près de la moitié de leurs actifs ($400
milliards) à fin 2023, contre seulement 10% pour les autres assureurs vie. 2/3
de ces risques cédés ont été repris par des réassureurs liés à des PE et situés
dans des centres offshores. Ces manœuvres ont augmenté le levier du secteur et
complexifié son suivi car les connexions entre les acteurs se sont multipliées.
Grâce à toute cette
mécanique, les PE ont pu améliorer la rentabilité des actifs et réduire les
besoins en fonds propres pour optimiser le ROE des assureurs. Mais il n’y a pas
de martingale en finance, en contrepartie de cette meilleure rentabilité, ces assureurs
détiennent désormais plus d’actifs privés qui sont souvent plus risqués, plus
opaques et moins liquides. En outre, même si les assureurs ont cédé beaucoup de
polices d’assurance et amélioré leur bilan au passage, ils restent exposés au
risque de faillite des réassureurs.
Cet exemple présenté par la BIS a le mérite de décortiquer des mécanismes obscurs engendrés par les politiques de taux zéro. En 2008, le risque de contagion était fort mais au moins on savait d’où il provenait : les subprimes. Quinze ans plus tard, le risque de contagion semble toujours élevé mais il est protéiforme et réparti un peu partout dans l’économie. Les « taux zéro » ont stimulé une créativité financière sans précédent et les banques centrales comme les régulateurs doivent s’assurer de comprendre les répercussions de ce qu’ils ont engendré.