L’analyse de Laurent
Chaudeurge, Porte-Parole de la Gestion de BDL Capital Management
La principale leçon qui
a été tirée de la grande crise financière de 2008 a concerné la réglementation
des établissements bancaires. Ces derniers ont été désignés coupables de
plusieurs délits. Coupables d’avoir inventé les obligations subprime, puis de les
avoir titrisées (CLO), puis de les avoir distribuées le plus largement possible
dans la sphère financière, que ce soit auprès d’assureurs, de fonds pensions,
ou de gestionnaires d’actifs. Les banques étaient à l’origine du risque mais
aussi de sa propagation et c’est leur manque de fonds propres qui a contraint
les Etats à utiliser l’argent du contribuable pour les renflouer. C’est ce
diagnostic qui a été retenu, et les mesures de remédiation ont donc
principalement concerné les banques. Elles ont pris la forme de plus de
réglementation avec plus de supervision (Banque Centrale Européenne) et des
exigences beaucoup plus fermes en matière de fonds propres exigés en
pourcentage des encours prêtés.
D’un côté, le
régulateur a pleinement réussi sa mission : les banques sont aujourd’hui plus
prudentes, ont trois fois plus de fonds propres qu’en 2008 et les autorités de
tutelle ont une connaissance bien plus approfondie de leurs activités. Mais la
face cachée de ce succès est plus sombre et tout aussi risquée : le régulateur
a laissé se développer un monde parallèle, opaque et de plus en plus endetté :
l’écosystème du financement privé des entreprises.
Historiquement et
schématiquement, les entreprises utilisaient deux sources de financement : les
emprunts bancaires et l’émission d’actions et d’obligations sur les marchés
cotés. Après 2008, les banques sont devenues moins flexibles et plus exigeantes
sur la qualité du crédit et les marchés financiers ont imposé des obligations
de reporting renforcées. En parallèle, les banques centrales, engagées dans une
expansion monétaire sans précédent, ont fait baisser les taux jusqu’à des
niveaux négatifs pour lutter contre les effets déflationnistes de la grande
crise financière. La conjonction de ces deux phénomènes, réglementation accrue
de « l’ancien monde » et taux historiquement bas, a laissé la voie libre au
développement exponentiel du « nouveau monde », le financement privé. Ce «
nouveau monde » est opaque, de plus en plus essentiel et de plus en plus
endetté grâce à l’utilisation, parfois abusive, de l’effet de levier.
Apollo Global Asset
Management, un des plus grands spécialistes américains de la dette privée, a vu
ses encours multipliés par 15 entre 2008 et 2023, pour passer de $40 milliards
à $600 milliards. Son CEO, Marc Rowan, a récemment expliqué que les encours
devraient encore doubler sur les 5 prochaines années. Il a aussi expliqué,
humblement, qu’Apollo doit une grande partie de son remarquable succès à
l’opportunité que le régulateur a indirectement créée. Aujourd’hui, la taille
du marché de la dette privée est évaluée à $2 000 milliards quand, en 2007, les
encours de subprimes étaient de $1 300 milliards. Cette tendance est encore
plus visible quand on analyse le financement en fonds propres, incarné par les
fonds de private equity. Les encours de ces derniers ont été multipliés par 4
entre 2008 et 2023 pour passer de $2 000 milliards à $8 000 milliards.
Le développement du
marché privé est sain car il procure d’autres sources de financement aux
entreprises, souvent plus rapides et plus flexibles. En ce sens, il accroît la
fluidité des capitaux et participe au développement de l’économie. Ce qui n’est
pas sain, c’est que le régulateur soit aussi complaisant concernant la
supervision de ce marché. L’absence de contrôle est légitime quand le sujet est
négligeable, elle est dangereuse quand il devient d’abord significatif puis
systémique.
Un rapport récent de la
banque centrale européenne1 admet qu’il est aujourd’hui difficile, voire
impossible, de réaliser une cartographie précise des risques dans le secteur du
financement privé. Il explique aussi que des phénomènes de contagion sont possibles,
entre les fonds d’investissement, leurs clients, qui sont principalement des
assureurs et des fonds de pension, et les banques qui prêtent aux fonds
d’investissement.
De nombreux effets de
levier sont disponibles dans la sphère privée, avec un risque de contagion
accru, que ce soit au niveau des entreprises qui sont financées, mais aussi des
fonds qui utilisent leurs participations comme collatéral pour augmenter l’effet
de levier et se financer auprès des banques qui, elles, cherchent de nouvelles
sources de croissance.
Le comportement des
investisseurs institutionnels amplifie ces risques car ils dirigent une part
croissante de leurs investissements vers des actifs privés. Le bénéfice est
évident, ils évitent le mark to market quotidien de leurs participations et
réduisent la volatilité de leurs résultats. Mais ils ne font que transformer un
risque de marché en deux nouveaux risques : l’illiquidité et l’opacité de la
valeur réelle de leurs actifs.
L’augmentation de la
réglementation bancaire après 2008 était largement méritée et nécessaire pour
restaurer la confiance dans le système financier. Le régulateur a rempli sa
mission, mais il doit maintenant s’attaquer aux conséquences indirectes des mesures
qu’il a prises : l’empilement de la dette privée sur de la dette publique qui,
elle-même, est déjà trop élevée. Il doit aussi s’assurer de l’attractivité des
marchés cotés car ce sont eux qui garantissent la transparence et la liquidité.
Le « nouveau monde » du financement privé offre de la flexibilité et de la diversification mais le régulateur doit proscrire l’opacité et superviser l’illiquidité, deux attributs des subprimes qui ne doivent pas resurgir sous un nouveau visage.