Chacun de nous a ses convictions sur ce que devraient être le comportement et les qualités du dirigeant idéal. Certains chercheurs pensent que ces prototypes de leaders sont construits par les mécanismes de l’évolution, d’autres affirment qu’ils sont transmis par la culture. Mais ces points de vue s’opposent-ils vraiment ? Ne peut-on pas affirmer que l’environnement dans lequel nous vivons - guerre ou paix, abondance ou famine, épidémie ou sécurité sanitaire, forte ou faible densité de population - façonne lui aussi nos figures de leader ? Telle est l’hypothèse présentée dans un article récent par les chercheurs Sirio Lonati (NEOMA) et Mark Van Vugt (VU Amsterdam).
-
Pourquoi les leaders autoritaires sont-ils mieux acceptés en Chine et en Corée
que dans les pays occidentaux ?
- Pourquoi 80% des Égyptiens jugent-ils que les hommes sont de meilleurs leaders politiques que les femmes, contre 6% des Suédois ?
- Pourquoi les Suisses germanophones plébiscitent-ils le management participatif, qui fait moins recette chez leurs compatriotes francophones ?
L’origine des prototypes de
leaders : culture ou évolution ?
S’interroger
sur les mécanismes qui forgent nos prototypes de leaders, c’est plonger dans un
débat où s’affrontent deux écoles :
•
La première privilégie la culture : ce sont nos interactions répétées avec des
figures de référence comme nos parents, nos enseignants, nos managers ou les
médias qui définissent nos idéaux en matière de leadership. Exemple : « Je
préfère un leader fort, parce que ma société a toujours été dirigée par des
hommes forts ».
•
La seconde met en avant l’évolution. Selon cette perspective, les rôles de leader
et de « suiveurs » sont apparus pour aider les premières communautés humaines à
se coordonner et à coopérer dans des activités clés : déplacements en groupe,
chasse, guerre… Nos ancêtres ont vécu en chasseurs-cueilleurs pendant deux
millions d’années, et la sélection naturelle a façonné le cerveau humain pour
qu’il choisisse le « bon » leader dans le « bon » contexte. Exemple : «
En cas de danger, mieux vaut suivre un leader doté d’une grande force physique
».
Pourtant,
aucune de ces écoles de pensées n’apporte de réponse complète. La perspective
culturelle explique où et comment certains prototypes de dirigeants s’imposent,
mais n’explique pas pourquoi ils apparaissent. À l’inverse, la perspective
évolutionniste éclaire les origines des prototypes de leadership, mais reste
muette sur leur diversité à travers le monde.
Culture
provoquée et culture transmise, des mécanismes aux tempos différents
Pour
combler ce fossé, les auteurs avancent l’hypothèse suivante : nos prototypes de
leadership sont aussi une réponse à notre environnement, c’est-à-dire aux
facteurs naturels, sanitaires, économiques, politiques, etc. Cette idée
s’appuie sur deux mécanismes proposés par des chercheurs depuis les années 1990
: la « culture évoquée » et la « culture transmise ».
•
Selon le mécanisme de la « culture évoquée », les prototypes de dirigeants sont
façonnés par notre capacité acquise à réagir à diverses conditions et
événements socio-environnementaux : catastrophes naturelles, épidémies,
accidents climatiques, famines ou guerres. Par ailleurs, si la plupart des individus
d’une société réagissent de manière similaire aux mêmes conditions
socio-environnementales et si des sociétés entières vivent dans des conditions
socio-environnementales différentes, cela suffira à générer des idéaux de
leadership hétérogènes à travers le monde.
•
Alors que d’après le mécanisme de la « culture transmise », nos idéaux du
dirigeant sont le fruit d’un apprentissage social, en écho à ce que les
générations passées ont retenu sur le leadership dans différentes conditions
socio-environnementales.
La
culture évoquée et la culture transmise peuvent toutes deux expliquer les
différences sociétales en matière d’idéaux de leadership, mais elles permettent
des prévisions radicalement différentes quant à leur évolution. La culture
évoquée implique que de nouveaux prototypes de dirigeants devraient se
développer rapidement quand les conditions environnementales changent. En
revanche, ces changements entraîneraient une réponse plus lente, voire aucun
changement, avec la culture transmise.
Face
aux menaces majeures, le leader autoritaire s’impose
Les
auteurs citent plusieurs travaux qui étudient le rôle déclencheur des
conditions environnementales et des événements extérieurs sur l’émergence de
différents types de leaderships.
Ainsi,
les inondations et tremblements de terre, qui menacent la survie des groupes
humains, donnent naissance à des sociétés plus rigides qui insistent sur le
respect strict des règles communes et prévoient des sanctions sévères en cas
d’écart. Ce qui engendre un style de leadership autoritaire, au détriment des
leaders favorables à la prise de décision démocratique.
Les
épidémies font émerger les mêmes profils. Dans ce cas, les individus approuvent
les règles sociales strictes imposées par le leader (distanciation sociale,
isolement des personnes infectées…), ou du moins, ne s’y opposent pas
ouvertement. Les mêmes mécanismes seraient à l’œuvre en cas de pénurie d’eau,
de nourriture ou de logement.
Enfin,
les contextes de guerre créent eux aussi les conditions favorables aux modèles
de leadership puissants et autoritaires. Sans surprise, un « bon » dirigeant en
temps de guerre est une personne dont la force et la détermination sautent aux
yeux et qui présente des attributs de domination physique : voix grave, visage
autoritaire, etc.
Quand
la culture transmise freine l’adaptation aux nouveaux contextes
Il
arrive que les cultures évoquée et transmise convergent pour façonner certains
prototypes de leadership. Exemple : une catastrophe naturelle pourra
inciter les citoyens à rechercher un dirigeant puissant (culture évoquée),
surtout s’ils adhèrent à l’idée « nous avons toujours eu des dirigeants forts »
(culture transmise).
À
l’inverse, la culture transmise agit parfois comme un frein. Par exemple,
l’Australie a été colonisée par des bagnards anglais exilés au 18e et 19e
siècles, principalement des hommes. Leur présence a favorisé l’émergence de
prototypes de leadership principalement masculins. Deux siècles plus tard, les
habitants de zones à population historiquement majoritairement masculine
continuent à penser que les hommes sont de meilleurs dirigeants que les femmes.
Cette approche assez novatrice de Lonati et Van Vugt dans les études sur le leadership nécessite encore de nombreuses recherches. Mais elle offre de nouvelles perspectives sur la manière dont les profils des dirigeants idéaux se forment dans les sociétés en fonction de leur environnement, de leur culture et de leur évolution. Elle nous incite aussi à considérer certains épisodes de notre histoire sous un autre angle. Pourquoi, par exemple, les Britanniques ont-ils brutalement écarté Winston Churchill du pouvoir en 1945, au sortir d’une guerre victorieuse dont il était l’une des figures majeures ? À l’inverse, pourquoi continuons-nous aujourd’hui à choisir des dirigeants peu actifs vis-à-vis du climat, malgré la multiplication et l’aggravation des signaux d’alerte ?