Par Emilie Meridjen, associée en droit du travail chez Sekri Valentin Zerrouk
Retour en arrière : jusqu’à présent, en application de la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsqu’une preuve était obtenue de manière déloyale - c’est-à-dire lorsqu’elle était recueillie à l’insu d’une personne, grâce à une manœuvre ou à un stratagème - un juge ne pouvait pas en tenir compte.
Cette jurisprudence consacrait le principe de loyauté dans l’administration de la preuve afin de garantir une certaine éthique du débat judiciaire.
Elle était fondée sur la considération que la justice devait être rendue loyalement au vu de preuves recueillies et produites d'une manière qui ne porte pas atteinte à sa dignité et à sa crédibilité. Cette solution pouvait néanmoins parfois conduire à priver une partie au litige de tout moyen de faire la preuve de ses droits.
Aussi, et depuis un revirement de jurisprudence notable opéré en fin d’année 2023 par l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation, inspiré par la cour européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation admet que, dans un litige civil, une partie puisse utiliser, sous certaines conditions strictes, une preuve obtenue de manière déloyale pour faire valoir ses droits. Autrement dit, sa déloyauté ne conduit pas nécessairement à son rejet des débats (Cass. ass. plén. 22-12-2023 n° 20-20.648 BR).
Dans l’affaire en question, le salarié exerçait des fonctions commerciales. Divers entretiens avaient eu lieu avec son employeur au cours desquels le salarié refusait, de manière réitérée, de lui remettre les éléments relatifs au suivi de son activité commerciale. Son employeur décide de le licencier pour faute grave. L'employeur prouvait la matérialité de ces faits au moyen de transcriptions d'enregistrements audio de ces entretiens réalisés à l'insu du salarié.
Se prévalant de la jurisprudence classique de la Cour de cassation rendue en matière civile, le salarié soutenait que cette preuve était déloyale et, partant, irrecevable. La cour d'appel lui donne raison et juge, en l’absence d’autre preuve permettant de démontrer la faute commise par le salarié, que son licenciement pour faute grave est sans cause réelle et sérieuse.
La Cour de cassation censure ainsi l’arrêt d’appel et opère son revirement de jurisprudence : « dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
En application de cette jurisprudence, la recevabilité de la preuve déloyale est donc désormais soumise à un double contrôle du juge prud'homal :
- la preuve doit être indispensable à l'exercice du droit à la preuve de celui qui la verse aux débats. La partie qui produit une preuve déloyale doit ainsi démontrer qu'il n'existe pas d'autre moyen à sa disposition de prouver les faits.
Par exemple, des enregistrements vidéo obtenus de manière déloyale ou illicite pourraient être rejetés s’ils ne font que confirmer des soupçons de vol et d'abus de confiance à l'encontre d’un salarié déjà révélés par un audit (Cass. soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802).
Ou encore s’agissant de photos et conversations issues de messagerie Facebook visant à prouver l'introduction et la consommation d'alcool sur le lieu de travail si ceux-ci sont d'ores et déjà établis par des attestations (Cass. soc. 4 octobre 2023, n° 21-25.452). - l'atteinte doit être strictement proportionnée au but poursuivi. Cela signifie que la partie qui produit une preuve déloyale ne doit pas produire davantage que ce qui est strictement nécessaire au succès de sa demande. A titre d’illustration, on peut citer l’exemple d’une société ayant licencié sa salariée pour faute grave en raison de la publication par cette dernière sur son compte Facebook de photos confidentielles d’une nouvelle collection de vêtements. L’employeur divulgue en justice les extraits du compte. La Cour de cassation considère que l’atteinte est bien proportionnée au but poursuivi, à savoir la nécessité de protéger le secret des affaires, dès lors que l'employeur s'est borné à produire la photographie de la future collection de la société publiée par la salariée sur son compte Facebook ainsi que le profil professionnel de certains de ses « amis » travaillant dans le même secteur d'activité (Cass. soc. 30 septembre 2020, n° 19-12.058).
À défaut de respecter ces conditions, la preuve sera jugée irrecevable.
En définitive, il est possible de retenir que la recevabilité de la preuve obtenue de manière déloyale n’est pas automatique et qu’elle reste soumise à l’appréciation du juge.
La prudence est donc de mise : chaque fois que cela est possible, la loyauté dans l’obtention de la preuve est à privilégier.