Depuis l’accord de Paris de 2016, l’enjeu du changement climatique et de la gestion de l’empreinte carbone est bien connu des investisseurs institutionnels européens et s’étend progressivement au reste du monde. L’objectif est désormais d’initier une démarche directe d’engagement auprès des organes sociaux et des conseils d’administration des entreprises.
Comme l’explique Nicolas Namias directeur général de Natixis et membre du directoire de BPCE, « la performance financière durable, demain, reposera sur des critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) essentiels ».
Encore faut-il définir au préalable les lettres E, S et G. Derrière elles, se cachent des réalités bien différentes entre l’Europe et le monde anglo-saxon. De quoi ESG est-il le nom ? L’Europe jouit d’une longueur d’avance sur les États-Unis tant sur le E, que sur le S et le G. « Sur le G, la France a été précurseur avec, par exemple, le vote des rémunérations par les actionnaires. Toute la question est de savoir si le Vieux Continent peut conserver son avance. Sans doute en améliorant son modèle sans l’abandonner », indique Alain Demarolle, président de Proxinvest, qui rappelle que les approches européenne et américaine peuvent diverger, comme sur la collecte de données éthiques, interdite en Europe. Dans le E poursuit Patrick Artus, conseiller économique, « les anglo-saxons s’intéressent aux risques de pertes pour l’entreprise en cas de sa mauvaise prise en compte, alors que les européens se concentrent sur l’impact de l’entreprise sur son environnement ». Sur le S, l’Europe a un héritage (droits syndicaux, mesures d’accidents du travail, etc.) à faire fructifier. Le cas d’Engie est emblématique. « Notre groupe a hérité des valeurs S très fortes de GDF. Cet héritage a été entériné par une raison d’être statutaire. Nous nous engageons à réconcilier performance économique durable et impact positif sur les personnes et sur la planète », rappelle Claire Waysand, directrice générale adjointe & secrétaire générale d’Engie. Encore faut-il mesurer le S, une tâche complexe en raison notamment des effets d’externalité, juge Patrick Artus : « Une entreprise qui finance des formations à des jeunes en échec scolaire pour leur permettre de décrocher un emploi est une action très positive pour la société dans son ensemble, mais qui ne profite pas à l’entreprise ».
Indépendance et cohérence
Au-delà des critères ESG affichés par les entreprises, les investisseurs exigent que tout soit mis en œuvre pour les atteindre. Engie, dont l’ambition est d’arriver à la neutralité carbone en 2045, suit son empreinte carbone avec transparence en allouant un budget carbone à chaque ligne métier. L’énergéticien a par ailleurs instauré des incitations alignées avec certains de ses objectifs E et S. « La rémunération des dirigeants est soumise à trois critères RSE : les émissions de carbone du groupe, la part du renouvelable parmi ses sources de production d’électricité et un objectif de parité », explique Claire Waysand. Les investisseurs sont particulièrement vigilants sur deux points précise Alain Demarolle : l’instauration de critères vérifiables de façon indépendante et la cohérence. Pour lui, la réflexion va dans le bon sens, comme le prouve notamment l’irruption des résolutions « say on climate » dans les assemblées générales et l’alignement des rémunérations.
Concilier intérêts particuliers et intérêt général
L’intérêt des actionnaires se confond-il toujours avec le respect de ces critères et de ces normes ESG ? Patrick Artus en doute. Selon l’économiste, la transition énergétique aura deux effets majeurs. D’une part, imposer des investissements de rentabilité faible qui sont très en dessous des standards de rentabilité du secteur privé.
D’autre part, tirer les prix de l’énergie vers le haut. « Pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, l’État n’aura pas d’autres choix que de leur transférer de l’argent, ce qui conduira à une remontée de la fiscalité du capital pendant une vingtaine d’années », prévient l’économiste. Une analyse battue en brèche par Claire Waysand, qui rappelle la forte hétérogénéité des projets dans le renouvelable et le caractère durable, et donc rentable sur le long terme de l’investissement dans la transition énergétique. Elle souligne en outre que la puissance publique a un rôle majeur à jouer, en finançant notamment l’innovation à l’image des efforts déployés par Emmanuel Macron pour faire émerger l’hydrogène vert. Alain Demarolle non plus ne croit pas au déclin de la rentabilité en raison des subventions allouées par les pouvoirs publics qui viabilisent les projets. Il observe surtout que le sujet dépasse, en réalité, les entreprises qui se plieront aux réglementations et à la fiscalité en vigueur.
La montée en puissance du « stakeholder »
Pour le président de Proxinvest, un meilleur engagement des actionnaires aux assemblées générales mais aussi une meilleure représentation de ces derniers au sein du conseil d’administration iront dans le sens de la bonne gouvernance. Ainsi, l’actionnaire « shareholder » doit devenir partie prenante « stakeholder ». Patrick Artus adopte un point de vue plus contrasté, rappelant que les travaux académiques vont plutôt dans l’autre direction, c’est-à-dire que les « stakeholders » ne soient justement seulement des actionnaires, mais des clients ou des organisations non gouvernementales par exemple, même s’il montre une grande réserve sur cette dernière proposition. « À la fin du jour, ceux qui investissent, ce sont les actionnaires.
C’est donc eux qui ont la légitimité d’être représentés au conseil aux côtés des salariés classiques ou des salariés actionnaires », rappelle pour sa part Claire Waysand.
« Dans le milieu académique, il y a l’idée du bicamérisme, avec une instance qui représente les actionnaires et une autre, les autres parties prenantes. Il faut poursuivre les recherches, creuser à des niveaux très fins grâce aux données extra-financières pour, in fine, formuler les solutions les plus satisfaisantes pour les entreprises pour leurs actionnaires », conclut Patrick Artus.