Par Michel Paillet, PhD et co-fondateur de Cognitive Companions
La polémique actuelle autour du film Hold-up, et celle à venir sur les vaccins contre la Covid-19, en sont des exemples probants : la mise en œuvre d’un dialogue authentique selon un principe de « confrontation bienveillante » et de « bienveillance confrontante » fait aujourd’hui cruellement défaut dans le débat français.
Où est l’esprit des Lumières dont se réclame la France ? Les individus se regroupent et se replient en communautés qui s’affrontent à coup de croyances. L’argument n’y compte pas pour le chemin qu’il propose à l’autre mais pour le dogme qu’il assène et le procès à charge qu’il établit sans prendre la peine de considérer la pensée de la partie adverse, vue comme un ennemi menaçant.
En parallèle, dans le monde de l’entreprise et de l’éducation, la « bienveillance » est sur toutes les lèvres, et semble survalorisée, presque incantatoire. Elle masque trop souvent une absence d’écoute authentique, une incapacité à se décentrer pour accueillir pleinement l’avis d’autrui, ainsi que des petites lâchetés : j’appelle l’autre à la bienveillance alors qu’en vérité, je me sens menacé voire sidéré par un comportement perçu menaçant et je m’en remets à l’espérance qu’il va s’auto-discipliner et de ne pas m’écraser, là où je devrais lui donner une limite. Ces attitudes, cachées sous des excès de bienveillance volontariste, sont aujourd’hui des menaces à petite échelle pour la performance managériale des équipes, et à plus grande échelle, au principe même de notre démocratie.
Être purement bienveillant n’est ni possible ni souhaitable
Que ce soit dans les domaines de la psychanalyse, de la psychologie ou encore du coaching, l’idée de bienveillance est très présente. Ces différents courants ou écoles se réclament le plus souvent d’une déontologie analogue : il s’agit, pour le thérapeute, d’être dans une neutralité bienveillante vis-à-vis du patient ou du coaché. L’objectif consiste à être dans une posture d’écoute et à ne pas manifester un jugement qui pourrait se révéler heurtant et avoir des effets négatifs sur l’autre.
Or, l’être humain juge. Notre cerveau est en permanence envahi de phénomènes (émotions, peurs, pulsions, représentations, etc.) qui surgissent et se manifestent, et nous amènent à nous juger nous-mêmes et à juger l’autre. La réaction émotionnelle primaire face à un danger perçu est la défense ou l’attaque. Faire semblant d’être neutre et bienveillant est donc une négation de ce qui en nous juge et potentiellement attaque. En revanche, être conscient de ces phénomènes, les recevoir comme des éléments questionnables, s’en saisir et les examiner afin de comprendre ce qu’ils disent de notre relation avec autrui est la clef de notre coévolution avec l’autre. Cela nécessite humilité et conscience.
Arrêtons-nous un instant sur la pensée de Martin Buber (1878-1975) : dans son ouvrage « Je et Tu » (1923), le philosophe propose une réforme de la relation des êtres humains entre eux (Je-Tu), et dans leur environnement (Je-Cela). Le Je peux se rattacher au Tu et au Cela, mais ne peut exister indépendamment de ces derniers. La relation Je-Tu se doit donc d’être réciproque, totale et dans le présent. Il s’agit ici d’accepter l’autre en tant qu’autre, et de reconnaître son altérité. Pour que la rencontre avec autrui existe (Je-Tu), il faut que Je fasse preuve d’ouverture et de disponibilité. La relation avec l’autre repose donc non pas sur une bienveillance feinte mais sur une posture d’esprit respectueuse, disponible et authentique.
Réapprendre à dialoguer authentiquement
Une fois qu’on a reconnu l’altérité de l’autre, il faut, pour pouvoir dialoguer avec lui, être en mesure de sortir de son propre système de valeurs. Chaque personne se construit en effet par rapport aux autres. Si l’on reprend la pensée de Buber, un bébé n’existe au départ qu’en tant que Tu pour un autre (ses parents, son entourage). La construction d’un humain nécessite la confrontation : le Je apparaît ainsi plus tard, quand l’enfant va s’opposer au Tu qui le définit. Pour s’ériger, un humain doit donc se trouver face à l’autorité, intérioriser les contraintes pour pouvoir s’édifier en prenant appui sur elles.
Considérons que les êtres humains disposent ainsi chacun de leur propre système de valeurs, ces derniers pouvant évoluer au cours de la vie. Nous pouvons identifier trois systèmes de valeurs principaux : stratégique, humaniste et systémique. Les personnes répondant au système stratégique vont privilégier l’objectif final et la réussite, parfois dans un déni de tout le reste. Un Trump par exemple ne pourra pas psychologiquement reconnaître son échec, il préfèrera déformer le réel et dire qu’on l’a privé de sa victoire. Les personnes dites « humanistes » auront tendance à se concentrer sur la cohésion d’un groupe et son bien-être, parfois en excluant les individus qui ne seraient pas dans les valeurs de ce groupe et en rejetant en bloc toute forme de confrontation. Pour entrer dans le dialogue, il faut être capable de reconnaître que l’autre peut obéir à un autre système que le nôtre et le comprendre, ce qui n’est en aucun cas l’accepter ou le justifier. Les complotistes par exemple, même s’ils défendent un discours qu’ils jugent rationnel, sont essentiellement dans l’existentiel et l’émotionnel. Pour dialoguer avec eux, il faut être en mesure de leur parler sur un plan adéquat, qui n’est pas la raison.
Un dialogue authentique ne peut se faire que dans la seule bienveillance. Il nécessite aussi la confrontation. C’est là qu’intervient le système de valeurs systémique, qui repose sur une prise de conscience que tous les systèmes sont pertinents dans un certain contexte. En fonction de l’individu et de la situation, il convient d’être bienveillant et/ou confrontant pour entrer dans le dialogue authentique, et s’ériger mutuellement.
Bienveillance et confrontation ne peuvent s’envisager que par rapport à un contexte
La survalorisation des postures managériales dites bienveillantes dans les entreprises peut être contre-productive. Le management participatif ne peut exister dans une démarche paternaliste. Les collaborateurs n’auront envie de partager leur avis que si ce dernier est véritablement écouté et considéré, et donc s’il s’inscrit dans un vrai dialogue, ce qui aujourd’hui est trop rarement le cas. Il s’agit de conjoindre bienveillance et confrontation dans la relation entre les êtres humains et dans la relation au monde. Reconnaissons la pluralité des psychés. Un manager ne prendra pas la même direction face à une personne introvertie : il se devra d’être bienveillant pour pouvoir bénéficier de ses fulgurances et ainsi optimiser la performance de son équipe. A l’inverse, un individu plus agressif aura besoin d’être confronté pour rester efficient.
Au-delà des caractères et des systèmes de valeurs, c’est le contexte qui régit le comportement. Le manager doit s’adapter de façon dynamique aux situations. La seule régularité qui existe ne repose pas sur la politique managériale, mais bien sur la finalité poursuivie : dans le cas d’une entreprise, il s’agit de la question du devenir collectif et de la performance.
Ainsi, on ne manage pas de la même façon dans une situation de croissance, de crise sanitaire ou de crise sociale. C’est la capacité du manager à doser le rapport bienveillance-confrontation qui fait la performance de son management, surtout dans un contexte d’équipes pluridisciplinaires et multiculturelles.
Que ce soit en entreprise ou en société, il convient de développer cette aptitude à dialoguer authentiquement. Cela nécessite de toujours associer bienveillance et confrontation dans l’échange avec autrui. De cette combinaison seule pourra naître le débat, qui fait notre force, notre rayonnement et notre capacité à rester intellectuellement autonome.
Même en période de crise, le respect de l’autre et sa reconnaissance en tant qu’autre ne sauraient faire défaut. La menace toujours présente, à l’échelle de l’homme ou des sociétés, est de glisser vers la tyrannie, le totalitarisme, la négation puis l’éradication de ce que nous nions.