Tribune d’Emeric Kubiac, R&D Psychologist chez AssessFirst et ancien élève d'Harvard et HEC
La crise Covid-19 a catalysé de nombreux changements dans notre façon de consommer, communiquer et travailler : l’adoption de nouvelles technologies s’est accélérée, certains emplois se sont transformés et de nouveaux se sont créés. Cette reconfiguration du paysage organisationnel, économique et social mondial appelle les entreprises à faire du renouvellement des compétences (ou reskilling) une priorité stratégique. La vitesse accrue des changements pourrait toutefois rendre les efforts et les investissements réalisés obsolètes s’ils sont pensés à court-terme et mal orientés.
Apprendre comment apprendre
Même si recommandées depuis plusieurs années, force est de constater que la pandémie a élevé les actions de reskilling au rang de nécessité pour la survie des entreprises, l’employabilité des individus et la relance économique. De nombreuses sociétés annoncent ainsi réaliser de forts investissements dans la formation continue de leur force salariale, comme Amazon, PwC ou plus récemment Danone : investissements rentables mis en perspective aux coûts associés à un plan social, à un recrutement externe ou à l’intégration de nouveaux collaborateurs. Souvent, ces initiatives permettent de répondre à un besoin rapide, en formant aux compétences chaudes « du moment ». C’est par exemple le cas d’une compagnie aérienne Suédoise, qui a proposé à plusieurs milliers de ses salariés, temporairement licenciés en raison de la chute d’activité, une formation médicale courte afin de prêter main forte aux hôpitaux. Toutefois, et au regard de la rapidité des changements organisationnels et sociétaux, penser les initiatives de reskilling pour qu’elles répondent, uniquement, à un besoin immédiat de connaissances ou de compétences techniques, se révélera à coup sûr inefficace sur le long-terme. En priorité, mieux vaut orienter vos efforts sur le développement des capacités à apprendre de vos collaborateurs, et chercher à créer une culture qui valorise des qualités universelles d’apprentissage, d’adaptabilité, de curiosité ou de coopération.
Paradoxalement, la transformation digitale accélérée que nous vivons invite ainsi à se recentrer sur ce qui fait l’humanité des collaborateurs et à redéfinir la notion de talent. Dans un environnement en disruption constante, le changement devient la seule certitude : aussi, même si vous formez vos collaborateurs aux métiers en demande, ces connaissances deviendront certainement elles-mêmes très vites obsolètes à mesure des perfectionnements technologiques. Dans ce cas, si le collaborateur n’est pas en mesure de ré-apprendre ou en mesure de se réinventer pour toujours répondre à de nouveaux besoins, les efforts effectués, peu importe leur succès à court-terme, auront été inutiles à plus long-terme. A l’inverse, parier sur le potentiel comportemental et sur les collaborateurs qui savent (et veulent) apprendre continuellement, vous apportera plus de flexibilité pour répondre aux besoins actuels et futurs, et minimisera les risques liés aux changements de votre activité. Le potentiel comportemental d’une personne est envisagé comme étant la combinaison de trois facteurs : la façon dont elle raisonne et apprend (ses capacités), ce qui la met en mouvement (ses motivations) et la façon dont elle se comporte (sa personnalité). Ces talents naturels, en plus de mieux répondre à l’incertitude actuelle, sont par ailleurs les critères les plus prédictifs de la réussite au travail.
Avant de penser à aider vos collaborateurs à acquérir de nouvelles compétences techniques ou métiers, votre stratégie de reskilling doit ainsi être, en priorité, orientée sur le recrutement et le développement de leurs compétences humaines et de leur capacité à apprendre. Quand ce cœur de compétences comportementales sera solide et la curiosité permanente, vous aurez alors plus de facilités pour proposer des formations adéquates et pertinentes pour chacun, conciliant dès lors les intérêts naturels de la personne aux enjeux stratégiques de votre entreprise.
Ce changement de paradigme dans ce qui fait réellement « talent » laisse toutefois entrevoir 2 challenges majeurs
Le premier est de prendre conscience que les entreprises ne sont pas seules responsables du renouvellement des compétences des collaborateurs. Développer une force de travail adaptée aux nouvelles exigences passe en effet nécessairement par la refonte du système d’éducation, qui semble dorénavant inadapté aux besoins de compétences des entreprises, et très peu explicatif de la réussite au travail. Les universités ou écoles doivent ainsi passer plus de temps à apprendre aux étudiants comment apprendre, à les aider à développer leur curiosité et leur esprit critique, ou à les orienter vers des programmes qui correspondent à leurs compétences et intérêts naturels. Ce changement dans la formation requière de se détacher de la vision traditionnelle qui évalue la réussite scolaire à travers les seules notes aux examens : à ce titre, une récente étude démontre que les écoles qui misent sur le développement des compétences socio-émotionnelles de leurs étudiants ont de meilleurs résultats à court et long terme. En France, plusieurs initiatives existent déjà dans ce sens, comme par exemple une école de commerce qui recrute ses étudiants sur base de leur personnalité.
Le second est de comprendre que ce sont les data, et pas l’intuition, qui permettent de mesurer le plus objectivement le potentiel comportemental et d’apprentissage des collaborateurs. Trop souvent, dans l’évaluation du potentiel, les recruteurs et managers ont tendance à surestimer leur intuition, pensant l’évaluation des facteurs comportementaux comme étant innée à l’être humain. Le cerveau humain est pourtant naturellement soumis à plusieurs centaines de biais cognitifs, qui font que la plupart de nos choix sont fait pour des raison cachées. En plus de conduire à des erreurs de recrutement ou de management, cette tendance empêche les entreprises d’avoir accès aux informations dont elles ont réellement besoin pour mettre en place des initiatives de reskilling efficaces : selon une étude de Deloitte, 59% des entreprises estiment qu’elles manquent d’informations pour savoir si leurs salariés sont prêts pour l’avenir. Afin de rester compétitives, les entreprises ont ainsi tout intérêt à développer une culture data-driven qui, au-delà d’une simple accumulation de données, vise surtout à prendre des décisions sur base de celles-ci : amasser des données peut sembler proactif, mais si les décisions ne sont pas prises en fonction de ce qu’elles racontent, l’intérêt est nul. A ce titre, l’utilisation de tests psychométriques (évaluant la personnalité, les motivations et les capacités de raisonnement), couplée à des algorithmes prédictifs, permet aujourd’hui de facilement identifier les talents et d’objectiver la gestion des compétences, en donnant accès à des données réellement explicatives de la réussite au travail, et sur lesquels il est aisé de capitaliser.
Les actions de reskilling doivent devenir des stratégies à long terme basées sur la valorisation des compétences comportementales, plutôt que des réponses uniques à un besoin de connaissances à court-terme. Ces processus appellent à une réorganisation autour du capital humain et de sa capacité à se réinventer continuellement.
Les entreprises qui réussiront sont ainsi celles qui comprennent que la notion de talent nécessite un nouveau prisme d’analyse, de compréhension et de décision. Loin des compétences techniques, de l’expérience ou du diplôme, le talent est avant tout une affaire d’adéquation entre la personnalité et le poste visé.