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Questions de gestion
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[Questions de gestion] Les implications de l’explosion de la dette mondiale

La dette mondiale atteignait déjà des niveaux sans précédent avant la crise du Covid-19. Et sa trajectoire ne pourra que se dégrader avec les mesures d’injection de liquidités qu’ont adoptées en réaction la plupart des économies. Nous analysons ici les implications de cette situation pour les Etats, les établissements financiers et les entreprises, en particulier du point de vue des investisseurs en crédit.

Tammie Tang, Portfolio Manager, et Paul Smillie, Senior Investment Analyst, marchés obligataires, Columbia Threadneedle Investments.

Au début de cette année, la dette mondiale s'élevait au niveau abyssal de 255 000 milliards de dollars après avoir augmenté sans cesse depuis plusieurs dizaines d’années, particulièrement depuis la Crise financière mondiale. Cette tendance devrait s’accélérer dans le sillage de la pandémie de Covid-19 et des mesures qui ont été déployées en réaction.

Au cours des six premiers mois de l’année seulement, les autorités publiques ont injecté ou promis d'injecter plus de 14 000 milliards de dollars, soit 18% du PIB estimé de 2019. Ces injections prennent la forme de mesures budgétaires (pour 9 000 milliards de dollars) et monétaires (5 000 milliards de dollars), mais dans certaines régions, une partie des dispositifs de relance est en réalité illimitée !

Les mesures de politique monétaire, telles que celles des banques centrales, et les mesures budgétaires indirectes, comme les garanties de prêts par les Etats, ne sont pas comptabilisées dans le poids de la dette. C’est le cas, en revanche, des aides résultant des mesures budgétaires directes, à l’image des subventions, des allocations-chômage ou du chômage partiel. Au total, ces mesures représentent actuellement plus de 4 400 milliards de dollars. Si l’on considère aussi la hausse de l’endettement du secteur privé par le biais des crédits bancaires ou des émissions nettes d’obligations d’entreprises, la dette mondiale aura gonflé d’au moins 9 000 milliards de dollars, soit 12% du PIB estimé de 2019, rien qu’avec les mesures adoptées au premier semestre de cette année.

Ces mesures de relance seront probablement maintenues à l’avenir, quoique sous des formes ou selon des calendriers variés. Nous savons bien que les responsables politiques redoutent particulièrement un engrenage déflationniste. Il est difficile et dangereux de sortir d'un cycle dans lequel les ménages et les entreprises cessent de dépenser dans l’idée que les prix vont baisser. Inutile de rappeler le cas du Japon, qui a passé plus de vingt ans à lutter contre la déflation et où le recours continu à la relance budgétaire a fait monter le ratio dette publique/PIB à presque 240%.

Avec les nouvelles mesures de relance à prévoir, l’accroissement de la dette publique et privée et le ralentissement de la croissance, les ratios mondiaux de dette publique/PIB sont amenés à se dégrader. Entre le début de la Crise financière mondiale en 2007 et la fin 2019, ils se sont accrus de 40 points, passant de 280 à 320%. Nous sommes maintenant bien partis pour atteindre 350% cette année, et s’il fallait affronter un autre choc grave sur la demande, comme une deuxième vague mondiale de Covid-19, ce ratio pourrait avoisiner les 400% au cours des dix prochaines années, sauf mesures drastiques adoptées en vue de réduire l’endettement mondial.

Implication pour les gouvernements

Les déficits publics et l’ampleur de la dette publique par rapport aux PIB n’avaient pas connu une telle hausse depuis la Seconde Guerre Mondiale. Le marché se focalise actuellement sur les réactions politiques, et la viabilité de la dette ne sera pas remise en cause pour l’instant même si les banques centrales achètent d'énormes quantités d’obligations souveraines par le biais de leurs programmes d’assouplissement quantitatif (QE). Avec le temps, néanmoins, ce postulat finira par devenir de plus en plus dangereux.

Quand la situation se normalisera, l’importance du risque pays sera de plus en plus grande pour les investisseurs en crédit dans la mesure où les spreads des obligations d'entreprises vont davantage refléter la viabilité de la dette souveraine. Il est difficile de dire à quel niveau une obligation souveraine atteint son mur « budgétaire », au-delà duquel les marchés refusent de continuer à financer un déficit.

S’agissant du risque pays parmi les émetteurs Investment Grade, nous privilégions des Etats disposant d’une marge de manœuvre budgétaire et de la volonté politique nécessaires pour stimuler les économies et emprunter, à l'image de l’Allemagne, des Pays-Bas et des pays nordiques. Parmi les pays où la dette publique dépasse 100% du PIB, notre préférence va à ceux qui possèdent leur propre banque centrale et devise, et qui peuvent donc mettre en œuvre des politiques de contrôle de la courbe des taux en cas de besoin. C’est le cas des Etats-Unis et du Royaume-Uni, contrairement à la France et l’Espagne, par exemple, qui n’ont pas cette capacité.

Nous nous méfions également du risque politique de la zone euro. Une volonté politique considérable“ sera requise en Europe pour gérer la dette italienne, tandis que l’utilisation du Fonds de relance de l’UE, le partage et les annulations de dettes risquent d’être de plus en plus contestés à l’avenir. Nous craignons que le marché s’avance trop en supposant que ces changements politiques majeurs se feront rapidement et raisonnablement.

Implication pour les banques

Après la Crise financière mondiale, le secteur bancaire a connu dix ans de durcissement des réglementations et de réduction de son endettement. Le ratio Core Tier 1 des fonds propres ramenés aux actifs pondérés du risque, indicateur clé de la solidité financière des banques, est passé de 7 à 12,5%. Le secteur bancaire a donc entamé cette nouvelle crise sur des bases plus fortes et est considéré comme une partie de la solution.

Les mesures des gouvernements et des autorités de réglementation visent à garantir que le secteur financier n’amplifiera pas le choc de la pandémie. Les garanties de prêts, les transferts budgétaires, les moratoires sur les remboursements, l’assouplissement des exigences de fonds propres et l’accès (quasi) illimité aux liquidités sont quelques-unes des mesures prises. Jusqu'à présent, ces mesures semblent porter leurs fruits. Les garanties de prêts et les mesures budgétaires dictent la répartition des pertes au bilan des Etats et du secteur bancaire.

Par exemple, les dispositifs de chômage partiel permettent aux ménages et aux PME de continuer à honorer leurs mensualités, ce qui protège non seulement les ménages mais également l’ensemble des entreprises et, indirectement, le secteur bancaire, mais augmente parallèlement le volume de la dette publique, puisque les fonds avancés proviennent des gouvernements. Dans le cadre des prêts garantis par l’Etat, la banque octroie le prêt, la banque centrale fournit le financement et le contribuable endosse le risque de crédit, de telle sorte qu’à la différence de la crise de 2008/2009, les banques et les entreprises ne subissent pas de resserrement des liquidités. Il n’y a donc pas de « credit crunch ». Pour autant, les entreprises s’endettent davantage et en définitive, les pertes seront portées au compte des Etats.

A l’examen des chiffres des banques que nous couvrons dans l’ensemble du monde, nous prévoyons des charges maximales pour créances douteuses semblables à celles de la Crise financière mondiale pour les établissements bancaires européens, et globalement inférieurs de moitié à ces niveaux aux Etats-Unis, même si la croissance du PIB sera nettement plus réduite. Les ratios de fonds propres « core » devraient diminuer d’environ 100 pb dans l’ensemble du secteur à l’échelle mondiale d’ici un ou deux ans, tout en demeurant nettement supérieurs aux exigences réglementaires.

Même si les banques étaient moins endettées et mieux placées pour affronter la pandémie au début de la crise du Covid-19, notamment grâce à d'importantes aides publiques qui ont permis de pérenniser l’activité de crédit et de compenser les pertes constatées, les spreads de crédit du secteur bancaire vont entretenir des liens de plus en plus étroits avec la dette souveraine.

« Les déficits publics et l’ampleur de la dette publique par rapport aux PIB n’avaient pas connu une telle hausse depuis la Seconde Guerre Mondiale. »

Implication pour les entreprises

Depuis la Crise financière mondiale, l’encours de la dette des entreprises a presque doublé de volume pour dépasser 74 000 milliards de dollars, soit plus que la dette publique. Cet accroissement provient essentiellement des émissions d’obligations Investment Grade (IG), en particulier celles d’entreprises notées BBB, et notamment de sociétés ayant réalisé d’importantes fusions-acquisitions financées par la dette.

Aux Etats-Unis, par exemple, le ratio dette/PIB des entreprises non financières a atteint un sommet historique de 75% fin 2019. Et devrait progresser de près de 10 points de pourcentage encore cette année. En 2008, les obligations BBB éligibles à l’inclusion dans l’indice américain représentaient 4% du PIB des Etats-Unis ; en 2019, ce chiffre atteignait 11%. D’ici la fin de cette année, il devrait s'établir aux alentours de 14%, car les entreprises renflouent leur trésorerie face à la baisse des chiffres d’affaires.

Or cet accroissement de la dette altère la solvabilité des entreprises dans lesquelles nous investissons. Dans l’univers IG, le ratio dette nette/EBITDA des entreprises non financières que nous couvrons aux Etats-Unis devrait excéder 200% à la fin de l’année, en hausse régulière depuis les 116% de 2009. En Europe, ce ratio devrait s'élever à 310% fin 2020, contre 250% en 2009.

Dans les secteurs les plus touchés par la pandémie, comme l’hôtellerie, les transports et l’énergie, les entreprises ont massivement eu recours aux financements externes. De manière plus générale, le fléchissement des bénéfices - en reprise d'une reprise étalée sur plusieurs années ayant amené des changements structurels et comportementaux - contribuera à maintenir un risque élevé de rétrogradation des notes de solvabilité. Le niveau moyen des notes des entreprises IG pourrait fort bien passer de « A- » à « BBB+ ».

Toutefois, les entreprises IG n’ont pas coutume d’être des jouets du destin : les équipes dirigeantes peuvent décider de repositionner les bilans de manière à fonctionner avec une moindre dette. Le rythme d’endettement de ces dix dernières années sera tout simplement impossible à tenir.

Si les perspectives de croissance faible se confirment, les dirigeants des entreprises très endettées seront d'autant plus encouragés à réduire leur dette. Ce processus devrait commencer l’an prochain. Nous sommes en mesure d’identifier quelques émetteurs en cours de désendettement afin de profiter ensuite de l’amélioration de leur bilan. Cependant, tout processus de désendettement est aussi susceptible de se solder par une croissance réduite, dans la mesure où les entreprises investissent moins dans leurs équipes et leur activité.

Implications pour la classe d'actifs : Obligations d'entreprises Investment Grade

Historiquement, la compression des écarts a été en corrélation avec une politique accommodante étant donné l'augmentation de la liquidité dans le système, et vice versa. Comme on l’a dit, la posture des autorités devrait rester expansionniste et fournir un environnement technique favorable pour la demande en obligations d’entreprises.

A titre d’illustration, la BCE a recours à une politique de taux d'intérêt négatifs depuis cinq ans, dont l’une des conséquences est un rendement inférieur à zéro pour plus de la moitié des titres de l’indice Barclays European Aggregate Bond. En outre, on estime qu’au cours des derniers mois (en particulier au deuxième trimestre), la BCE s’est portée acquéreuse de 40% des émissions nettes du marché primaire des obligations dans le cadre de son QE.

Si à court terme, cette politique conciliante devrait être profitable aux investisseurs en crédit, nous mettons sérieusement en garde concernant le fait que l’efficacité de cette approche sur le long terme ne doit pas être extrapolée ni tenue pour acquise.

“A la différence de la crise de 2008/2009, les banques et les entreprises ne subissent pas de resserrement des liquidités. Il n’y a donc pas de « credit crunch ».

Nous avons des doutes quant à la viabilité de la dette des Etats et nous sommes conscients que les entreprises doivent encore réduire leur endettement.

Nous remarquons ces derniers temps que les spreads des obligations IG se sont en grande partie normalisés. Démarrant l'année à +100 pb, ils sont montés à 340 pb, pour aujourd'hui s'établir à +130 pb. Ces niveaux continuent de rémunérer les investisseurs pour leur exposition aux risques de liquidité et de défaut. La prime de liquidité demeure élevée dans le contexte de la relance et des aides fournies par les autorités, en particulier si l’on se penche sur l'écart entre les spreads des obligations d’entreprises et les spreads des CDS. De plus, les taux de défaut implicites ressortant des spreads du crédit IG sont nettement supérieurs aux niveaux moyens historiques. Le taux de défaut cumulé historique sur 5 ans s'établit à environ 0,9% pour les obligations IG (soit près de 0,2% par an). Toutefois, ces taux de défaut sont largement inférieurs à ceux du crédit High Yield, car les émetteurs Investment Grade sont généralement déclassés en catégorie spéculative avant d’être en défaut.

Nous reconnaissons que les risques de rétrogradation sont plus élevés que jamais. Les défauts d’entreprises de rang spéculatif devraient également perdurer, notamment parmi les petites entreprises des secteurs les plus exposés à la crise. Par conséquent, la création de valeur dans le crédit IG proviendra davantage de la sélection des titres et des émetteurs. Il est également possible de dégager de la valeur en évitant les candidats à la rétrogradation et en recherchant les entreprises promptes à se désendetter.

 

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