Par Francis Ellison, Client Portfolio Manager, marchés actions européennes, Columbia Threadneedle Investments
Lorsque je rencontre des clients, ils me demandent souvent mon avis sur les perspectives des économies européennes. Logique, puisque ces mêmes clients sont souvent responsables de l’allocation d’actifs : l’analyse macroéconomique joue donc un rôle capital dans leur travail. Ces discussions font partie de la relation que nous entretenons avec nos clients, une relation qui ne repose pas uniquement sur le fait de leur vendre des produits.
Mais, pour moi, ces questions sont toujours délicates. D’une part, il existe une myriade de travaux à la fois brillants et utiles réalisés en externe sur la macroéconomie, beaucoup plus que sur la microéconomie et l’analyse des modèles économiques, mais j’y reviendrai. Mes conseils et mes éclairages sont donc en concurrence avec beaucoup d’autres sources. D’autre part, parce que dans un environnement « normal », mon opinion n’est pas très éloignée du consensus, parfois un peu plus optimiste, parfois un peu moins, mais les différences sont bien souvent ténues. C’est d’ailleurs le cas pour beaucoup de mes collègues. Nous sommes des moutons de Panurge de la prévision.
Mais moins en ce moment. Il y a tant d’incertitudes dans le contexte économique actuel et la situation évolue tellement vite que les prévisions macroéconomiques et de marché sont devenues beaucoup plus hétérogènes. En outre, certains sont potentiellement moins bien informés ou n’ont pas suivi tous les rebondissements. Mais tout cela a-t-il vraiment une influence sur la sélection d’actions ? Oui, nos choix se font à travers le prisme macroéconomique. Mais la trajectoire globale de l’économie n’est pas réellement pertinente dans le cas présent, puisqu’elle fonctionne à deux vitesses.
L’économie au sens large a subi un choc de grande ampleur cette année et la reprise ne sera pas à la hauteur de ce choc. Ou, comme le dit Silvana Tenreyro, membre du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre, nous assisterons à une reprise en « V interrompu » ou « V inachevé »1 Si je regarde par la fenêtre de ma maison londonienne, je vois bien l’interruption, mais pas vraiment le V : des restaurants ferment, de façon permanente. Les rares établissements encore ouverts ont divisé leur nombre de tables par deux et sont bien souvent vides. Les salariés qui avaient été mis en chômage partiel sont désormais au chômage tout court. Les agents immobiliers attendent que le temps passe. Les bus et les trains sont vides. La distanciation sociale obligatoire dans les magasins a poussé les consommateurs à acheter sur Internet, donc les quelques vendeurs toujours là, masqués et nerveux, n’ont pas grand-chose à faire.
Dans la City, là où se trouve notre siège, les choses sont probablement pires encore : nous ne sommes pas allés au bureau depuis 6 mois et nos collègues du reste du quartier non plus. La technologie ou la santé sont des pans qui évoluent différemment (c’est-à-dire beaucoup mieux), ce qui se reflète forcément dans la performance des marchés actions. Ces secteurs pesant lourd dans les indices, beaucoup parlent d’une déconnexion entre bourse et économie. Sur le fond, même si la situation sociale est dramatique dans mon quartier, elle n’a que très peu d’influence sur les places financières. Le restaurateur local qui ferme boutique et ses anciens salariés ne sont pas des acteurs des marchés boursiers. Leurs problèmes illustrent cette tendance à l’appauvrissement des pauvres, cette fatalité qui frappe encore ceux qui n’avaient rien. Nous pouvons avoir de la peine pour eux, nous pouvons (et nous devons) nous inquiéter des injustices sociales et politiques. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille tirer à boulets rouges sur les plus forts qui réussissent et sur les entreprises solides qui sont au cœur de nos portefeuilles, pas simplement cette année, mais depuis des décennies. Car leurs succès peuvent servir de modèle et n’ont ni provoqué ni exacerbé les problèmes des autres.
Certaines activités ont été chamboulées, mais n’ont été ni particulièrement malmenées ni particulièrement dopées par les effets de la pandémie. Les activités de service, dont notre entreprise et celles de bon nombre de nos clients d’investissement « wholesale », ont dû apprendre à tout faire en ligne. Pour nous, c’est un défi inattendu, mais pas forcément malvenu. Certes, nous sommes désormais nombreux à travailler de chez nous et la technologie a joué un rôle clé. Nous regrettons l’époque où l’on pouvait discuter de vive voix avec nos collègues, nos clients et les sociétés de gestion. Nous avons dû apprendre à faire du travail à la maison un équivalent efficace du travail au bureau. D’autres secteurs ont eux aussi évolué : pour les avocats, les comptables et les sociétés de conseil, la technologie est devenue le nerf de la guerre. En revanche, le fait d’avoir une adresse dans un quartier chic ou de parcourir le monde en avion l’est moins, du moins pour le moment.
Ma conclusion, que vous n’attendiez peut-être pas, c’est que les choses ne changent pas. Pas parce que le Covid-19 et ses répercussions n’auront aucun impact sur l’économie et l’emploi dans les années qui viennent, mais parce que les tendances sous-jacentes du marché boursier existent depuis des années et se sont simplement amplifiées cette année. Les succès engrangés dans la science et la technologie ont été commercialisés dans plusieurs secteurs, notamment la santé et la technologie, créant des entreprises solides et intéressantes, dotées d’une véritable durabilité et d’une authentique croissance à long terme, souvent avec un impact positif sur l’environnement en prime. Notre recherche et notre sélection d’actions sont toujours parvenues à les repérer, ce qui nous a permis de poser les bonnes questions et d’obtenir des résultats. Et ce n’est pas près de changer.