Par Paul-Louis Netter, Président du Tribunal de commerce de Paris.
La décision est brutale. Elle tombe le dimanche 15 mars : les tribunaux ferment. Les seules audiences autorisées concernent les affaires pénales.
Le tribunal de commerce de Paris et ses 180 juges bénévoles est concerné et le greffe ne peut plus assurer d’accueil, sauf digital.
Situation paradoxale, car au moment où se profilent les conséquences économiques d’une situation sans précédent et qui n’a jamais été, dans son ensemble, sérieusement pensée, notre tribunal se retirerait de la scène ? Notre réaction va donc se construire par étape, avec un objectif : permettre aux entreprises de pouvoir compter sur la présence de la juridiction commerciale parisienne.
Des services qui se rétablissent rapidement
Tout ne disparaît pas, bien sûr. Très vite, des possibilités d’accomplir de façon dématérialisée différentes procédures ou actes sont mises à la disposition des justiciables : inscriptions ou modifications au RCS (près de 25 000 auront été traitées au 7 mai), enrôlement des affaires, dépôt des requêtes et des Injonctions de Payer. C’est l’application du « tribunal digital » initiée par le Conseil National des Greffiers des tribunaux de commerce et, progressivement, mis en place.
Dans le même temps, nous décidons d’assurer par des moyens audios le traitement des requêtes urgentes ainsi que des procédures de prévention.
S’agissant de ces dernières, il nous paraît essentiel de maintenir ce service qui permet aux entreprises qui y ont recours d’affronter des difficultés inattendues avec le concours d’un auxiliaire de justice (nommé conciliateur ou mandataire ad’hoc) qui dispose d’une expérience approfondie de ce genre de situation.
Par ailleurs, dès la deuxième semaine, nous organisons avec le précieux concours du greffe, et via un logiciel de visioconférence sécurisé (indispensable en la matière) la reprise de nos audiences de traitement des difficultés des entreprises et ce, afin de protéger les salariés concernés.
Les premières se déroulent le 1er avril et depuis, nos juges -dont la disponibilité et le dévouement sont exemplaires- ont pu siéger sous forme de visioconférence et en présence continue du Parquet, deux ou trois jours au cours de chacune des semaines qui ont suivi.
Au 7 mai nous avions ainsi examiné 42 dossiers de prévention concernant des sociétés réalisant un total de plus de 6 milliards de chiffre d’affaire et rassemblant plus de 27 000 salariés. Par ailleurs, nous avions traité 211 affaires en procédures collectives intéressant des entreprises employant plus de 9 000 collaborateurs.
Dans le domaine du contentieux « classique » nous avons repris le traitement des Injonctions de Payer le 14 avril et relancé, là encore avec le concours du greffe, les convocations des audiences de juge chargé d’instruire l’affaire sous forme de visioconférence tout en proposant, quand le dossier s’y prête, la formule de jugements sans audience autorisée par une ordonnance du 25 mars 2020.
Dans le même temps, nous aurons mis à disposition, à la fin annoncée du confinement, l’ensemble des jugements correspondant aux affaires dont les audiences s’étaient tenues avant le 16 mars.
Notre but, bien sûr, est de pouvoir affronter sans retard les affaires à venir. Au demeurant, une partie significative de nos juges s’est déclarée volontaire pour reprendre des audiences, « physique », dès le 11 mai.
Ceci dépendra, toutefois, des moyens qui nous seront alloués par la Chancellerie puis les chefs de cour en matière de protection sanitaire.
La digitalisation grandeur nature
Alors que la plupart des plans de continuation d’activité étaient bâtis en vue d’un regroupement dans un lieu équipé informatiquement, force est de constater que nous avons vécu l’inverse : une dispersion des personnes ayant comme outil leurs propres équipements.
C’est dans ce cadre, que nous avons organisé et tenu nos premières audiences en visioconférence.
C’est dire qu’en quelques petites semaines nous avons acquis une vraie expérience de ce mode de fonctionnement. Comme d’ailleurs, je l’imagine, un nombre très important d’acteurs économiques.
Sans aucun doute, beaucoup d’entreprises vont incorporer demain, dans leur organisation, la possibilité de recourir au télétravail qui constituera, à n’en pas douter, une possibilité beaucoup plus fréquemment utilisée.
Pour notre juridiction, j’y vois bien sûr des avantages. Recourir à la visioconférence pour certains types d’audiences rapides ou pendant certaines périodes (vacations judiciaires) pourrait s’avérer utile et efficace. Je n’imagine pas toutefois aller au-delà.
L’acte de juger repose d’abord et avant tout sur le contradictoire ; c’est-à-dire l’expression du point de vue de chacune des parties concernées.
Pour cela, l’audience « physique », lieu de la plaidoirie des avocats, de leur confrontation aussi et des questions du juge me parait indispensable.
Juger sans audience ou à distance ne peut être qu’une adaptation à des circonstances exceptionnelles ou circonscrit à des procédures particulières.
Et demain ?
Nous pouvons faire un parallèle entre la santé des hommes et celle des acteurs économiques. Les plus vulnérables sont eux qui avaient déjà des antécédents. Ainsi, nous voyons arriver des sociétés que nous connaissions déjà pour avoir traité de leurs difficultés.
Le confinement succédant aux manifestations de 2018 et aux grèves de la fin de 2019 agit comme un facteur lourd de dégradation d’une situation antérieurement fragilisée.
A ce jour, nous n’enrôlons pas les déclarations d’entreprises victimes du seul covid-19.
D’abord, parce qu’elles s’emploient à tirer parti du vaste échantillon de mesures arrêtées par le gouvernement. Ensuite, parce que le scénario du déconfinement n’est pas encore écrit, et, avec lui, les possibilités et les délais de « récupération ».
Il est malheureusement probable qu’à l’instar des personnes physiques nous soyons confrontés à une surmortalité économique.
La crise que nous - c’est-à-dire un ensemble de générations qui n’a pas connu la guerre - affrontons, a ceci d’inédit qu’elle nous place devant un événement considérable et imprévu, et, s’agissant des difficultés des sociétés, nous ne pourrons que constater qu’il n’y aura pas les bons d’un côté et, en face, les méchants qui, de façon délibérée, ne payent pas le prix convenu ou ne respectent pas les dispositions d’un contrat.
Ce que nous souhaitons éviter c’est évidemment la réaction en chaine, la défaillance d’une entreprise entraînant celles des sociétés fournisseurs ou clientes.
Dans cette perspective nous pensons que les solutions négociées avec l’aide du tribunal présenteront deux atouts majeurs : la rapidité et l’efficacité.
La prévention est l’une des missions méconnues des tribunaux de commerce. Pourtant plus on prend les difficultés tôt, plus grandes sont les chances de rétablissement. Il ne faut pas avoir peur du mot tribunal. Celui-ci peut être un acteur de la survie. Je voudrais profiter de cette tribune pour vraiment faire passer ce message auprès des sociétés, petites, moyennes et grandes. Nous sommes là pour les aider. Notre ambition est d’essayer de sauver les entreprises le plus possible et de leur permettre de pouvoir affronter et, surtout, traverser ces temps difficiles.
Enfin, je souhaiterais souligner le concours indispensable dont nous bénéficions de la part de notre système judiciaire. Je parle du Greffe, bien sûr, mais aussi du Parquet, des avocats, des mandataires et administrateurs judiciaires et des autres auxiliaires de justice, qui, ensemble, constituent un environnement exceptionnel de dévouement et de professionnalisme.
Au-delà, toutefois, de la constatation d’un écosystème parfaitement adapté, nous avons, à l’évidence à apprendre des leçons de cette crise. Une réflexion plus globale se dessine d’ores et déjà pour améliorer le fonctionnement de notre tribunal. Force est, en effet, de constater que les circonstances qui nous ont conduits à ne traiter pendant quelques semaines que les contentieux les plus urgents nous invitent à maintenir demain et surtout renforcer ces moyens modernes de communication qui peuvent, dans de tels cas exceptionnels, apporter une réponse opérationnelle rapide dans l’intérêt des justiciables.
La conduite des contentieux est également au cœur de la réflexion. Nous avons d’ores et déjà initié une réforme en profondeur de la mise en état des affaires pour en maîtriser les étapes et en accélérer le délai de traitement. L’intérêt de cette démarche sort renforcé de cette crise qui a, entre autres, révélé la nécessité d’évaluer la pertinence de chaque interaction entre les justiciables et leurs juges mais aussi de l’étendre, peut-être, aux procédures collectives.
Dans tous les cas, le tribunal de commerce de Paris entend participer aux travaux qui seront poursuivis par des acteurs du monde judiciaire tels que Paris Place de Droit et la Conférence Générale des Juges Consulaires et formuler sous leur égide des propositions d’amélioration du fonctionnement procédural de la justice, consulaire en particulier.