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[Interview] Crise actuelle et finance comportementale

En association avec l’Institut Louis Bachelier, le CRESt et les universités d’Orléans et de Paris Dauphine, Yomoni a lancé cette année l’initiative Prise de Risque de l’Épargnant Français (PREF), . Sur un horizon de 3 ans, cette Chaire a pour objectif de mieux comprendre et accompagner les comportements des épargnants français à partir des données comportementales et des informations recueillies par Yomoni. Dans ce cadre et pour expliquer ces phénomènes, particulièrement criants en période de crise, la société de gestion s’est naturellement tournée vers sa directrice de l’Initiative de Recherche de Yomoni, Béatrice Boulu-Reshef, qui est également professeure à l’Université d’Orléans et chercheuse au sein du Laboratoire d’Economie d’Orléans. Interviewée par son président, Sébastien d'Ornano, elle décrypte ici les sous-jacents psychologiques des comportements sur les marchés financiers.

Comment expliquer qu'une crise sanitaire dont les conséquences économiques ne sont pas encore bien identifiées ait provoqué un tel séisme sur les marchés ?

L’ampleur des conséquences économiques de cette crise sanitaire n’est certes pas identifiée avec précision mais il est certain qu’elle sera considérable. L’arrêt de pans entiers de l’économie, la rupture des chaînes de valeur globalisée, qui impacte notamment l'approvisionnement en biens intermédiaires, et les chutes des bourses sont trois phénomènes majeurs et concomitants. Donc la réaction des marchés financiers est compréhensible.
Ce qui importe aussi beaucoup dans cette crise est qu’elle ne relève pas du domaine du risque ; elle n’est pas une récession « classique ». Elle relève du domaine qui est appelé en économie ‘l’ambiguïté’, et ce parce que nous n’avons pas de repères historiques et pas de données statistiques pour estimer l’ampleur ni même l’impact des changements, notamment économiques, que nous traversons. De nombreux travaux montrent que l’aversion à l'ambiguïté est un phénomène plus difficile à limiter, car, contrairement à l’aversion au risque, il n’existe pas de mécanisme assurantiel pour s’en protéger.
Ce qui n’est pas rationnel en revanche, c’est que cette crise financière ne se fasse pas de manière graduelle mais brutale. Si les marchés intégraient de manière incrémentale les informations sur les changements économiques, les prix des actions devraient baisser sans ces abrupts à-coups, qui sont le fait en partie de phénomène moutonnier.

Comment se forment ces comportements moutonniers ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ces phénomènes. Il y a d’abord un aspect informationnel. Nous sommes dans un monde où la plupart des décisions, notamment nos décisions financières, sont prises en séquence, c’est-à-dire que nous les prenons les uns après les autres. Donc quand nous prenons ces décisions, nous avons souvent des sources d’information privées mais nous observons aussi ce que les autres font. Et, si nos informations privées nous disent de faire A et que tout le monde fait B, souvent, nous ignorons la recommandation de faire A et nous faisons B comme tout le monde. Et comme tout le monde, nous prenons la mauvaise décision !
Il y aussi un autre aspect important qui est lié à ce qu’on appelle ‘les limites de l’arbitrage’. Si un produit financier perd de sa valeur, un intermédiaire financier peut être forcé de vendre, car l’argent qu’il gère n’est pas le sien et parce que ses objectifs peuvent être de court terme, et par la même, contribuer à la baisse de la valeur. Pour être caricaturale, un trader qui veut rétablir la rentabilité de court-terme pour avoir son bonus pourrait vendre des actions qui seraient remontées dans le moyen terme (parce que fondamentalement, elles sont très rentables sur le long terme). Dans un système financier où les épargnants, propriétaires des fonds gérés, ont de plus en plus des moyens de s’exprimer via un meilleur suivi de la gestion des fonds, cela pourrait impliquer, paradoxalement, une baisse de ces ‘limites de l’arbitrage’ et une baisse moins rapide des valeurs en cas de crise financière. Des épargnants informés pourraient vouloir tenir leurs positions, car, si on a un objectif de long terme, il vaut mieux attendre que cela remonte et surtout ne pas manquer le rebond.

Nos réflexes physiques nous protègent. En est-il de même pour nos réflexes psychologiques ?
Nos réflexes physiques nous protègent car nous avons appris au cours des processus évolutionnaires à sélectionner les postures et les comportements qui favorisent notre santé (même s’il semblerait que nous ayons des raisons d’en douter ces jours-ci), l’accumulation de la richesse et notre capacité à nous reproduire. D’une certaine manière, nos prédispositions psychologiques nous protègent souvent car elles nous octroient des mécanismes de promotion et de protection. Contre la peur de mal faire, la surconfiance - largement répandue dans la population - est un outil motivationnel. Contre la multiplicité des sources d’information, les biais de gestion de l’information nous aident à prendre des décisions, même si certaines ne sont pas rationnelles, du moins d’un point de vue économique.
Le mouvement de désintermédiation financière récent, dont Yomoni fait partie, donne des outils afin que des individus non spécialistes puissent investir et épargner avec un accompagnement intelligible. Donc peut-être que nos prédispositions psychologiques ne nous protègent pas tout le temps mais nos économies avancées donnent désormais un nombre considérable d’outils pour améliorer notre capacité à comprendre la manière dont nous pouvons nous protéger.

Quels sont les principaux biais cognitifs qui guident les épargnants ?

Il existe une centaine de biais cognitifs. Les plus souvent cités pour décrire les comportements importants dans le cadre de la finance sont les biais d’optimisme (la perception erronée et enjolivée des états du monde) et de surconfiance (la perception erronée et enjolivée de ses propres capacités). A ceux-là s’ajoutent les biais de gestion de l’information, tels que les biais de conservatisme (le fait de s'accrocher à ses vues ou prévisions antérieures au détriment de la reconnaissance de nouvelles informations) ou encore le biais de récence, donc tout le contraire (le fait de surpondérer des informations récentes au détriment d’informations plus anciennes).
Ce qui est important n’est pas tellement le fait que nous soyons sujets à des biais. Il y a d’ailleurs de bonnes raisons de se réjouir de l’existence des biais cognitifs, car leur existence atteste que nous avons une cognition qui cherche à gérer les informations qu’elle reçoit !
Ce qui est plus important est le fait que nous oublions souvent que nous ne sommes pas les seuls à être sujets à ces biais, mais que la vaste majorité des individus est sujet à ces biais, et que pire encore, la majorité des individus sont sujets aux mêmes biais au même moment, c’est-à-dire dans les mêmes contextes incitatifs ou les mêmes environnements informationnels. Cette négligence est problématique car elle est une des causes de l’amplification de phénomènes moutonniers.

Certaines personnes sont-elles plus prédisposées que d'autres à ces biais ?
Une telle assertion ferait débat. L’expérience des marshmallows de Stanford auprès des enfants - largement popularisés par des vidéos souvent drôles - en est un bon exemple. Placez un marshmallow devant un enfant, dites-lui qu'il peut en avoir un deuxième s’il peut passer 15 minutes sans manger le marshmallow, puis quittez la pièce. L’étude initiale de 1972 trouve que la patience dans ce contexte est indicative des velléités de réussite des enfants et corrélée avec leurs réussites scolaires et professionnelles futures. Mais des travaux plus récents sur une population plus large et plus diverses montrent que c’est d’autres facteurs, notamment le revenu du ménage dans lequel grandissent des enfants, qui pourraient expliquer leurs capacités à retarder la gratification dans le contexte de l’étude, et leurs réussites à long terme. Il serait incorrect de dire que certaines personnes sont plus disposées que d’autres à des biais cognitifs. De vastes travaux cherchent néanmoins à documenter les conditions qui peuvent accentuer certaines prédispositions, si elles existent en tant que telles.

Quels enseignements pratiques peut-on en tirer ?
La connaissance sur les comportements économiques est devenue très accessible dans l’espace public et médiatique grâce à une bonne diffusion des éléments de compréhension apportés par la recherche.  Cette connaissance a bénéficié de la considérable convergence des efforts de recherche en économie et en psychologie. Cela permet à chacun, s’il le souhaite, de trouver des informations afin de mieux comprendre ses comportements.

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