Par Guy Wagner, chief investment officer chez BLI - Banque de Luxembourg Investments
Etre au bon endroit au bon moment
Dans toute carrière professionnelle, le facteur ‘chance’ joue un rôle important. On ne pourra à cet égard exagérer l’importance de la faculté de se trouver au bon endroit au bon moment. Le métier de la gestion d’actifs l’illustre bien : quelqu’un qui aurait commencé à travailler dans ce métier au milieu des années 1960 aurait passé une grande partie de sa carrière à voir les marchés boursiers faire du surplace. A la mi-1982, l’indice S&P 500 se trouvait ainsi pratiquement au même niveau que début 1966. Et dans la mesure où l’inflation était très élevée dans les années 1970, un investissement dans cet indice aurait généré une perte de pouvoir d’achat très marquée. Sur la même période, les taux d’intérêt ont fortement progressé. De 4,5% en 1966, le taux à 10 ans aux Etats-Unis est ainsi passé à plus de 13% au début des années 1980. Difficile pour un gestionnaire de générer de bonnes performances absolues avec un tel vent de face.
Si ce gestionnaire avait par contre commencé sa carrière professionnelle en 1982, ce vent de face se serait transformé en vent de dos très puissant. Entre la mi-1982 et le début 2000, l’indice S&P 500 a ainsi fait fois 15, passant de 100 à plus de 1500. En même temps, le taux à 10 ans est passé de plus de 13% à moins de 5%. Difficile de ne pas gagner d’argent dans ces circonstances. Depuis 2000, les marchés boursiers ont traversé quelques périodes difficiles, mais ont dans l’ensemble continué à progresser, à commencer par le marché américain qui se situe aujourd’hui à près du double de son niveau de début 2000. Quant aux taux d’intérêt, ils ont tout simplement pratiquement disparu et sont même devenus négatifs dans beaucoup de cas. Si l’environnement des 20 dernières années a incontestablement été plus compliqué que celui des 2 décennies précédentes, il est tout de même resté favorable à la gestion d’actifs.
Un environnement qui est en train de changer
La hausse des marchés financiers sur les dernières décennies reposait sur une rare combinaison de facteurs parmi lesquels il convient de citer en premier lieu :
- l’indépendance des banques centrales,
- le recul de l’inflation,
- la globalisation de l’économie mondiale,
- des facteurs démographiques propices à l’augmentation de l’épargne et donc à la demande de produits financiers,
- un ordre politique relativement stable marqué par l’hégémonie des Etats-Unis.
Ces tendances ont permis une baisse des taux d’intérêt (favorable aux obligations mais également aux actions à travers une diminution du coût de financement des entreprises et une hausse des multiples de valorisation) et une augmentation des marges bénéficiaires des entreprises.
Par biais de récence, on désigne généralement la tendance des êtres humains à se souvenir plus facilement des dernières informations auxquelles ils ont été confrontés. Ce biais les incite souvent à penser que ce qui a été vrai dans un passé récent le restera également à l’avenir. Près de 4 décennies marquées par une hausse des marchés financiers ont dès lors laissé des traces dans le raisonnement des investisseurs et influencent fortement leurs attentes en termes de rendements futurs. Or, ce n’est pas pour rien que chaque produit financier reprend un avertissement indiquant que les rendements passés ne sont pas un indicateur fiable des rendements futurs. Ceci est d’autant plus vrai lorsque les facteurs cités précédemment pour expliquer les rendements élevés sont en train de changer :
- l’indépendance des banques centrales ne semble plus être inscrite dans le marbre. De plus en plus, elles semblent être perçues comme ayant comme objectif principal le financement d’une dette publique de plus en plus élevée ;
- s’il est trop tôt pour parler d’un retour de l’inflation, force est de constater qu’un certain nombre de tendances ayant contribué à la désinflation sont en train de se retourner. De toute façon, à partir des niveaux actuels (1 %-2 %), tout changement majeur en rapport avec l’inflation risquerait de ne pas plaire aux marchés financiers, entraînant soit des craintes inflationnistes (avec hausse des taux), soit des craintes déflationnistes (avec défauts de paiement) ;
- la tendance vers une diminution des tarifs douaniers et une augmentation du commerce mondial semble s’inverser ;
- la génération des baby-boomers prend sa retraite et risque d’avoir besoin de son épargne. Il lui faudra dès lors une nouvelle génération qui elle se constitue une épargne et à laquelle elle pourra vendre ses actifs. Jusqu’à présent, ce genre de passage de génération ne posait pas de problème, étant donné que chaque nouvelle génération était plus riche que la précédente. Pour la première fois depuis la 2ème Guerre mondiale, ceci n’est plus le cas ;
- l’hégémonie des Etats-Unis est de plus en plus remise en question, créant un ordre politique nettement plus instable.
Des rendements nettement plus faibles
A ceci vient s’ajouter le fait que la valorisation des marchés financiers est aujourd’hui très différente de ce qu’elle fut au début des années 1980. A l’époque, l’emprunt d’Etat allemand à 10 ans offrait un rendement de plus de 10%. Aujourd’hui, ce rendement est de -0,7%. Pour les marchés obligataires, il est évident que le rendement futur est en grande partie déterminé par le point de départ. De manière réaliste, le rendement à attendre d’un emprunt d’Etat allemand à 10 ans s’établit donc à … - 0,7%. Pour les marchés boursiers, la conclusion n’est peut-être pas aussi directe mais elle relève du bon sens : contrairement à ce qui fut le cas en 1982, les multiples de valorisation des actions sont aujourd’hui élevés. Qui plus est, ces multiples sont appliqués à des bénéfices eux-mêmes élevés, conséquence de plusieurs décennies pendant lesquelles la part des salaires dans la valeur ajoutée n’a fait que baisser. On peut éventuellement expliquer les multiples actuels par le niveau bas des taux d’intérêt mais on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire payer un prix nettement plus élevé et s’attendre au même rendement. Et dans le même ordre d’idée, il semble complètement irréaliste de penser qu’un portefeuille « équilibré » composé de 50% actions et 50% obligations puisse, sur le moyen et long terme, encore générer le genre de rendement auquel certains semblent s’attendre (entre 5 et 10% selon des études).
La futilité de la gestion passive
Si on accepte l’idée que les rendements offerts par les principales classes d’actifs dans les années à venir seront médiocres, la tendance actuelle vers la gestion indicielle est un non-sens total. Avec des perspectives de rendement très limitées pour les indices boursiers et obligataires, une gestion passive ne pourra par définition donner que de maigres résultats. Le seul moyen de générer des rendements plus importants consistera à gérer de manière active et à essayer de produire des rendements idiosyncratiques. Or peu de gestionnaires sont prêts à le faire. Gérer de manière active signifie souvent s’écarter des sentiers battus et renoncer à acheter ce qui est populaire (mais souvent cher) pour investir dans des actifs délaissés et peu populaires (mais souvent bon marché). Le problème avec cette approche est que si elle fait beaucoup de sens sur le long terme (pourvu que le gestionnaire ne se trompe pas trop souvent), elle peut avoir des résultats décevants à court terme, sachant que ce qui est populaire peut continuer à progresser et ce qui est délaissé continuer à souffrir. A moins d’avoir des clients très fidèles, la carrière d’un gestionnaire peut dès lors être finie avant que les résultats à long terme lui donnent raison dans ses choix. Le fameux économiste Keynes disait déjà que la sagesse universelle enseigne qu’il vaut mieux, pour sa réputation, échouer avec les conventions que réussir contre elles. Il en résulte que bon nombre de gestionnaires se limitent à la tâche intellectuellement peu satisfaisante de suivre de plus ou moins près des indices. Côté actions, ceci les oblige à acheter les titres qui ont beaucoup monté (la hausse de leur cours ayant augmenté leur capitalisation boursière et donc leur poids dans l’indice), côté obligations, les émetteurs les plus endettés (qui à nouveau ont le plus de poids dans l’indice). Et même s’ils souhaitaient gérer de manière plus active, des contraintes réglementaires parfois absurdes limiteraient de toute façon leur marge de manœuvre. A titre d’exemple il est affligeant de constater que ces contraintes obligent un client qui se dit « prudent » à détenir une majorité de ses actifs dans des placements obligataires, sachant que ces placements offrent soit un rendement négatif, soit sont émis par des débiteurs de qualité de plus en plus douteuse.
Un autre élément qui rend le travail d’un gestionnaire actif difficile aujourd’hui est que le bon fonctionnement des marchés boursiers n’est plus assuré. Côté offre, le nombre de sociétés cotées est en baisse. Ceci s’explique aussi bien par la vague des fusions et acquisitions que par le faible nombre de nouvelles introductions en bourse. Le temps de la bourse comme source de financement pour les entreprises, et notamment les entreprises de croissance, semble donc passé. Côté demande, on constate l’apparition d’un nombre croissant d’investisseurs ne prêtant que peu d’attention à la valorisation tels que les fonds indiciels, les banques centrales ou les entreprises rachetant leurs propres titres. Tout ceci a des conséquences sur le processus de formation des prix, la liquidité, la démocratisation de l’accès aux entreprises de croissance et de manière plus profonde à l’utilité d’une analyse fondamentale dont l’objectif consiste à dénicher des actifs sous-évalués mais dont la raison d’être repose sur la prémisse que cette sous-évaluation sera tôt ou tard corrigée.
Et pourtant
Le besoin pour une gestion de qualité n’a pourtant jamais été aussi grand. Malgré quelque 35 années de hausse des marchés financiers, les plans de pensions sont en règle générale dramatiquement sous-capitalisés, que ce soit au niveau des Etats ou des entreprises. Ces plans utilisent par ailleurs encore des attentes de rendement qui semblent totalement irréalistes. Il en va de même pour les fonds de dotation, voire même pour les investisseurs privés. En fin de compte, tous ces agents devront soit augmenter leurs contributions, soit diminuer leurs dépenses sous une forme ou une autre. Ceci explique aussi pourquoi l’idée selon laquelle des taux d’intérêt très bas augmenteraient la croissance en stimulant notamment la consommation est vouée à l’échec. Le commun des mortels n’est pas dupe et sait très bien que vu l’absence de rendement sur ses placements à revenu fixe, il lui faudra épargner d’autant plus. Il en résulte que le taux d’épargne augmente au fur et à mesure que les taux baissent.
Une gestion de qualité nécessite toutefois une approche qui contraste avec ce qui s’observe actuellement. L’obsession avec les indices de référence et le court-termisme devront notamment être abordés. Il est évident que comparer un gestionnaire à un indice est une façon simple de le juger. Mais c’est également une approche simpliste dans la mesure où l’indice utilisé n’a souvent rien à voir avec les besoins réels de l’investisseur. Pour des investisseurs confrontés à des engagements concrets, le premier objectif sera de générer les revenus nécessaires pour faire face à ces engagements. Mais même pour des investisseurs n’ayant pas d’engagements précis, l’objectif ne consiste généralement pas à battre un quelconque indice, mais de générer les revenus nécessaires pour faire face à des besoins basés dans l’économie réelle et impactés par l’augmentation du coût de la vie. Ces besoins sont souvent en rapport avec l’éducation, la santé ou la nécessité de financer une retraite. Battre un indice tel que le S&P 500 ou le Stoxx 600 est par ailleurs très joli lorsque cet indice monte puisque dans ce cas une bonne performance relative équivaut à une bonne performance absolue (et c’est cette dernière qui en fin de compte devrait intéresser l’investisseur : you cannot eat relative performance). Dans un environnement où ces indices risquent de baisser nettement plus souvent que par le passé, la situation sera différente : faire -10% lorsque le marché fait -15% ne contribuera pas à protéger son pouvoir d’achat. Plutôt que de juger un gestionnaire sur base de sa performance relative, une approche pourrait ainsi consister à cibler des résultats concrets.
La confiance comme chaînon manquant
Un élément crucial qui manque aujourd’hui souvent dans la relation client - gestionnaire (et de plus en plus dans la société dans son ensemble) est la confiance. De nombreuses études montrent que beaucoup de clients ont un horizon d’investissement bien trop court alors qu’ils pourraient se permettre un horizon nettement plus long, et que le fait de changer régulièrement de gestionnaire ou de titres individuels détruit de la valeur. Il est toutefois illusoire de penser que ces investisseurs soient prêts à allonger leur horizon d’investissement s’ils n’ont pas (une grande) confiance dans leur gestionnaire. (Paradoxalement ces mêmes investisseurs acceptent cependant des horizons nettement plus longs, une liquidité bien plus faible et des frais nettement plus élevés dans la gestion alternative malgré le fait que cette gestion soit beaucoup plus opaque.) Il est vrai que de nombreux gestionnaires ne se sont pas couverts de gloire par le passé et que certains scandales fortement médiatisés ont nui à la profession, faisant oublier que la majorité des gestionnaires essaient de travailler dans l’intérêt de leurs clients.
Comment améliorer la situation ? Une structure de frais alignant davantage les intérêts des deux parties pourrait éventuellement être judicieuse. Un tel alignement n’est cependant pas si simple à mettre en place (et on pourrait d’ailleurs affirmer qu’il existe déjà : un gestionnaire touchant une commission de gestion fixe sur les avoirs de ses clients a tout intérêt à les faire progresser). On pourrait ainsi imaginer de remplacer des frais de gestion fixes par des frais liés à la performance mais même dans ce cas, il faudra se mettre d’accord sur comment mesurer la performance.
Un objectif dépassant la simple maximisation du rendement
Un autre phénomène qui est en train de changer ce qui est attendu d’une gestion de qualité est celui de l’investissement socialement responsable. Pendant longtemps, l’objectif d’une gestion a été de maximiser le rendement généré, voire de battre un indice de référence sans égard pour la nature des actifs ou des entreprises sélectionnées. Dans certains pays, le concept de valeur actionnariale (shareholder value) a ainsi été poussé à l’extrême en oubliant que dans une entreprise il y a d’autres parties prenantes, à commencer par les employés, les clients et les fournisseurs. De plus en plus, d’autres critères sont aujourd’hui pris en compte et il est demandé aux gestionnaires de contribuer à des objectifs auxquels la société dans son ensemble aspire, que ce soit au niveau de l’environnement, du traitement des employés ou d’autres critères. Si la profession peut jouer un rôle dans l’atteinte de ces objectifs, le rendement qu’elle obtient sera peut-être moins tangible, mais néanmoins réel. Et sa réputation s’en trouvera améliorée. A l’heure actuelle, la qualité de la recherche en matière de tout ce qui touche à des critères ESG est souvent encore très pauvre et les fournisseurs spécialisés dans de genre de recherche arrivent fréquemment à des avis très différents sur les entreprises étudiées. La tendance visant à incorporer ce genre de critères dans les décisions d’investissement semble néanmoins irréversible et la gestion d’actifs devra contribuer à faire évoluer les choses dans ce domaine.
En fin de compte, l’âge d’or de la gestion d’actifs semble révolu. Et dans la mesure où la profession a vu apparaître au cours des dernières années de nombreuses activités qui ne contribuent en rien au bien-être de la société dans son ensemble (tel que développer des algorithmes pour des fonds hedge), on pourrait même dire que c’est une bonne chose. En même temps, les enjeux de la construction de son épargne pour préparer l’avenir sont toujours aussi prégnants. C’est pourquoi, le besoin pour une gestion de qualité, et donc des gestionnaires de qualité, a rarement été aussi grand.
Un jeune qui démarre aujourd’hui dans ce métier ne pourra plus nécessairement dire dans 20 qu’il a été au bon endroit au bon moment. Le meilleur conseil à lui donner réside dans le titre de 2 des fameux mémos qu’écrit régulièrement Howard Marks, président et cofondateur d’Oaktree Capital Management : Dare to be great.