Tribune rédigée par l’ensemble des acteurs portuaires et les compagnies maritimes de Normandie*
La France s’est prise à rêver. Elle rêve au Brexit comme s’il s’agissait d’une opportunité, notamment pour la place financière de Paris. Mais pour les Régions qui bordent la Manche, et notamment ici en Normandie, le diagnostic est bien différent. Un Brexit sans accord, le « no deal » comme on le désigne outre-Manche, représente pour notre économie, et plus encore pour notre économie portuaire, une menace majeure si des mesures concrètes et à effet immédiat ne sont pas prises.
Les ports de Normandie, ce ne sont pas seulement les grands ports du Havre et de Rouen, ce sont aussi des places comme Cherbourg, Caen-Ouistreham et Dieppe où prédominent les trafics transmanche. Aujourd’hui sur la Manche, et pour tous les flux entre l’Europe continentale et la Grande-Bretagne, la part du conteneur est faible. Les marchandises circulent pour l’essentiel à bord des remorques, avec la fluidité que permet depuis un quart de siècle le marché unique. Les gares d’embarquement s’apparentent à un simple péage autoroutier ; à l’exception des matières dangereuses, les autorités portuaires et les compagnies maritimes n’ont pas à connaître la nature des marchandises transportées.
Un Brexit sans accord, ce spectre auquel plus personne ne croyait avant le sommet de Salzbourg remettrait en cause, du jour au lendemain, des acquis qui ont puissamment contribué à la dynamisation des trafics et de l’économie normande. Créée il y a à peine 30 ans, la ligne Caen-Portsmouth est ainsi rapidement devenue la première ligne transmanche à l’ouest du Pas de Calais, avec près de 3 millions de tonnes de marchandises transportées chaque année, qui s’ajoutent à près d’un million de voyageurs.
Le rétablissement d’une frontière et d’un passage douanier dès la fin du mois de mars prochain imposeront la mise en place d’installations permettant la perception éventuelle des droits de douane, de même que la perception de la TVA. Mais ce n’est pas tout : il faudra prévoir la réalisation de locaux dédiés aux contrôles vétérinaires et phytosanitaires, pour lesquels la règle qui prévaudra est celle du contrôle systématique.
L’accomplissement de ces formalités et de ces contrôles aura naturellement un impact sur la fluidité des trafics. Nous devrons donc créer des aires de stockage des véhicules et des remorques, bien au-delà des surfaces existant aujourd’hui : pour des raisons économiques évidentes, il n’est pas imaginable que les navires, dont les temps d’escale dans les ports ne dépassent pas aujourd’hui une heure trente, attendent que cent ou cent cinquante poids-lourds aient accompli leurs formalités à la queue leu leu.
Face à ces risques, nous nous sommes bien sûr pris en main. Nous avons étudié et chiffré les investissements nécessaires, nous travaillons sur les dossiers d’agrément des points de contrôles vétérinaires et phytosanitaires, nous soutenons les entreprises (notamment ici en Normandie) qui pourront proposer le déploiement de solutions dématérialisées de part et d’autre de la Manche, sans lesquelles nous allons assister à de véritables thromboses. Nous nous apprêtons à rencontrer les autorités portuaires britanniques et irlandaises concernées par les liaisons avec la Normandie, et nous avons multiplié les contacts avec Bruxelles. Les Régions voisines, Bretagne et Hauts de France, en ont fait autant.
Mais nous avons besoin que l’Etat nous accompagne. Le projet de loi d’habilitation examiné en Conseil des Ministres mercredi dernier constitue un pas en avant, puisqu’il devrait permettre d’alléger les règles d’urbanisme et d’environnement, et même d’y déroger. Mais pour être pleinement efficaces, il faudra également que les futures ordonnances permettent aux maîtres d’ouvrage de passer leurs marchés en s’exonérant des procédures habituelles, particulièrement lourdes et contraignantes. Et il faudra que les services de l’Etat, avant même la rédaction des ordonnances, prennent concrètement la mesure des opérations à réaliser, port par port. Un Brexit dur fera du Royaume-Uni un pays tiers dès la fin du mois de mars. Un mode de fonctionnement transitoire doit donc impérativement être élaboré et proposé dès maintenant, afin que les opérateurs et les autorités portuaires puissent achever les travaux nécessaires.
Il est clair, également, que le rétablissement d’une frontière sur les ports de la Manche va coûter cher, et que nous aurons besoin de l’aide de l’Etat et de l’Europe. Il faut donc que le Gouvernement précise rapidement de quelle manière il contribuera au financement des travaux indispensables.
L’Etat doit, par la même occasion, s’engager à affecter sur l’ensemble des ports, et de manière équitable, le nombre suffisant de fonctionnaires chargés des contrôles douaniers, vétérinaires, phytosanitaires. Il doit aussi s’engager à appliquer uniformément sur le territoire les accords internationaux, tout particulièrement celui du Touquet, qui devrait couvrir tous les ports. Sur ces deux derniers points, il est du devoir de l’Etat de ne pas maintenir, ni créer de distorsion de concurrence.
Nous avons enfin besoin d’être soutenus, plus qu’aujourd’hui, dans les négociations en cours sur les modifications des grands corridors européens. Le sujet est extrêmement technique, mais il détermine les modalités de soutien de l’UE aux investissements portuaires.
Dans certains de nos ports, notamment Cherbourg, pourraient se développer les trafics avec l’Irlande, qui conserveront leur caractère intra-communautaire. Alors que les ports français sont les plus proches de l’Irlande, et que les temps de traversée constituent un handicap sérieux aux échanges, notamment pour les produits frais, l’Union européenne semble vouloir favoriser, pour ces liaisons directes avec l’Irlande, les grands ports belges et néerlandais.
Les Régions françaises ont agi avec l’Union des Ports Français auprès de Bruxelles, et ont obtenu quelques résultats. Mais il serait dramatique que nous aboutissions à ce que les projets de mise à niveau ou de développement des ports français de la Manche soient moins bien financés par l’UE que ceux des ports du Benelux. Là aussi, il y a urgence.
Le Brexit, c’est donc pour demain et ce sont dès aujourd’hui des problèmes dont les régions qui bordent la Manche prennent la mesure de façon très concrète, et avec inquiétude. Peut-être découvrirons-nous finalement que pour nos territoires aussi, la sortie du Royaume-Uni de l’UE peut apporter quelques opportunités. Mais avant que nous ayons le droit de rêver, il y a beaucoup à faire, et à faire très vite. L’urgence à laquelle la Normandie et les régions voisines sont confrontées est aussi une urgence nationale.
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*Acteurs portuaires et compagnies maritimes de Normandie :
Hervé Morin, Président de la Région Normandie
Jean-Baptiste Gastinne, Vice-Président de la Région Normandie
en charge des Transports
Jean-Marc Roué, Président de la Brittany Ferries
Vianney de Chalus, Président de la CCI Normandie
Michel Segain, Président de l’UMEP
Dominique Louzeau, Président de la SAS Ports de Cherbourg
Alain Verna, Président Logistique Seine Normandie
Guillaume Blanchard, Directeur Général Sogena
Olivier Clavaud, Président de Synerzip LH
Michel Collin, Président CCI Caen
Jean-Louis Le Yondre, Président du conseil de développement du Grand port maritime du Havre (GPMH)