Par Bruno Colmant, Chef économiste de la banque Degroof Petercam
Même si les élections italiennes ont été remportées par des partis populistes, elles formulent une expression démocratique. Au-delà des problèmes de migration, ce populisme est incidemment le reflet d’un rejet des Traités européens et de la discipline budgétaire qu’ils ont imposée.
C’est d’ailleurs une des difficultés de la gauche traditionnelle : comment exister dans un cadre politique reflétant l’ordo-libéralisme allemand ?
L’application intégrale du programme de gouvernement italien, considéré comme délirant par de nombreux économistes, constituerait un danger pour l’euro. En effet, il conduirait immanquablement à amplifier la dette publique, qui est déjà une des plus importantes d’Europe et n’est tolérable qu’au travers de son refinancement par la BCE et de taux d'intérêt faibles. Si cette dette publique augmente, son risque et son taux d’intérêt vont s’accroître.
En d’autres termes, le gouvernement italien va aggraver une situation déjà périlleuse. Cela entraînerait probablement l’obligation des banques italiennes de financer cette dette croissante en imposant des conditions exorbitantes de maturité et de taux d’intérêt. Ce serait donc une nationalisation sournoise du système bancaire italien, qui n’est déjà pas en bonne santé, incompatible avec la mobilité des capitaux. On peut aussi imaginer que l’Italie limite les exportations de capitaux.
A terme, il y aurait un réel risque de défaut sur la dette italienne. Ce défaut pourrait prendre la forme d’une consolidation ou d’un rééchelonnement, d’une transformation en dettes perpétuelles, etc. Ce scénario est plausible puisque le Mouvement 5 Étoiles avait prôné un moratoire sur le paiement des intérêts sur la dette et a récemment avancé l’idée d’un effacement d’une partie de la dette publique. Il ne faut jamais l’oublier : dans une union monétaire, le risque de défaut remplace le risque de change.
Mais, de manière plus générale, l’euro serait fragilisé parce qu’il est fondé sur un agencement qui exige un alignement politique sur des normes de gestion des finances publiques convergentes. Toute divergence d’un pays important met à mal l’architecture monétaire, d’autant qu’il n’y a pas de gouvernance politique commune et que la seule institution qui a sauvé l’euro est la BCE qui a elle-même refinancé la dette publique des États membres. La situation italienne va aussi annihiler toute tentative de gouvernance plus homogène de la zone euro puisque l’Allemagne ne va jamais accepter de noyer ses finances publiques avec une Italie qui adopte un modèle politique opposé. L’espoir de la constitution d’une fédération fiscale et budgétaire digne d’une monnaie commune s’éloigne.
L’exemple populiste italien illustre aussi le fait que l'emploi et la croissance ont été les variables d’ajustement du maintien de l’unité monétaire. Le capital a prévalu sur le travail. L’Italie a à peine retrouvé son niveau de prospérité d’avant-crise.
Sous l’angle politique, on observe ce qui était parfaitement prévisible : pour certains pays empêchés d’utiliser l’arme de la dévaluation ou de l’inflation, l’euro devient une tutelle monétaire incompatible avec des expressions démocratiques. Pour un pays comme l‘Italie, cette monnaie devient une contrainte qui pourrait conduire à sa réfutation par des populations asphyxiées par la crise économique. La monnaie fédérale sera donc désormais tiraillée par des politiques budgétaires confédérales. Minée par des expressions politiques centrifuges, la pérennité de l’euro est donc conditionnelle. Le Vice-Président de la BCE vient d’ailleurs de rappeler explicitement qu’il y a des risques existentiels pesant sur l’euro.
Quoi qu’il en soit, deux risques apparaissent sous-estimés.
Le premier est d'ordre monétaire. La monnaie unique a été adoptée sans que la zone euro ne soit préparée à être un espace monétaire optimal, caractérisé par une harmonisation budgétaire et fiscale et une mobilité des travailleurs. Le second risque est de nature politique. Pour certains pays, l'euro n'est plus un projet socialement fédérateur et il est même source de profonds ressentiments sociaux. L'atténuation de ce risque social était opérée, dans le passé, par la dévaluation. Or ces outils ne sont plus accessibles. En rigidifiant la monnaie, on doit, en effet, accepter que d'autres paramètres deviennent mobiles. Il est donc théoriquement possible que l'euro se transforme en un facteur de déstabilisation. En Italie, si l'euro a cours légal, ce dernier n'est plus sociétal.
Pour le reste, on se souviendra des singuliers propos de Jean-Claude Trichet, ancien Président de la BCE, tenus en octobre 2011 : « Demain, à mon avis, il faut changer le Traité pour être capable d’empêcher un membre de la zone euro de vagabonder et de créer des problèmes pour tous les autres. Pour cela, il faut même être capable d’imposer des décisions à un pays » (Europe 1, 16 octobre 2011).
Les élections italiennes ont donc une vertu salutaire : celle de forcer l’Europe à accepter ses propres variations et fluences politiques dans le respect de réalités sociales différentes. C’est le rapport des forces sociales qui fonde la réalité d’échange d’une monnaie. Pas l’inverse.
Pour Paul Krugman, prix Nobel d'économie, l'euro est une des plus grandes catastrophes de l'histoire économique. Milton Friedman avait, quant à lui, prédit en 1997 que l'absence d'unité politique serait exacerbée par la création de la monnaie unique. Ces prophéties sont trop sévères car l'euro survivra, sauf chocs politiques majeurs, mais ses erreurs de conception pourraient s'exacerber. Le chemin de son aboutissement sera une ascèse.