… mais aussi et surtout à cause du vieillissement de la population.
Une analyse de Bastien Drut, Stratégiste Senior chez CPR AM.
En décembre 2017, les Etats-Unis ont voté en faveur d’une réforme fiscale de grande ampleur (Tax Cuts and Jobs Act, TCJA), qui a abaissé la fiscalité des entreprises (en particulier, abaissement de 35 à 21% du taux d’imposition sur les sociétés et déductions des dépenses d’équipement) et des ménages (abaissement de l’impôt sur le revenu).
En ce qui concerne le budget de l’Etat fédéral, les conséquences de la réforme TCJA porteront principalement sur les recettes : même en prenant en compte les effets positifs sur la croissance, le CBO (Congressional Budget Office, agence non-partisane liée au Congrès) estime que le TCJA abaissera significativement les recettes fiscales. Selon cette institution, les changements législatifs adoptés en 2017 (dont la réforme fiscale représente de loin le principal élément) diminueront les recettes fiscales de 1 700 Mds$ sur la période 2018-2027. Ces changements législatifs augmenteraient le déficit de 242 Mds$ en 2018, 292 Mds$ en 2019, 233 Mds$ en 2020.
Cependant, la réforme fiscale est très loin d’être le seul élément qui creusera le déficit sur la décennie à venir. En réalité, le déficit américain augmente déjà de façon tendancielle depuis le début de l’année 2016 à cause du vieillissement de la population, et en particulier avec la très forte augmentation des dépenses liées à la Sécurité Sociale et au programme Medicare.
Ces tendances vont s’accélérer dans les années à venir :
- Les dépenses liées au programme de « Sécurité Sociale » (versement de pensions aux retraités ou à leurs conjoints en cas de décès mais aussi versement de pensions d’invalidité) devraient quasiment doubler sur les 10 prochaines années selon le CBO.
- Les dépenses liées au programme Medicare (système d’assurance-santé au bénéfice des personnes de plus de 65 ans) pèseront elles aussi de plus en plus lourd et devraient également doubler sur les 10 prochaines années selon le CBO.
En conséquence, et en prenant en compte la forte augmentation du service de la dette, le déficit sera multiplié par plus de 2 entre 2017 et 2028 selon les estimations du CBO, passant de 665 Mds$ à 1 526 Mds $. Une augmentation du déficit à ce stade du cycle économique est inédite Il est inédit de voir un grand pays développé se lancer dans un programme de baisse massive de taxes alors qu’il est aussi avancé dans le cycle. Déjà à la fin de l’année 2016, Janet Yellen, qui était alors présidente de la Fed, avait indiqué qu’un « stimulus budgétaire n’était plus nécessaire pour ramener les Etats-Unis au plein-emploi. » Dans les minutes du FOMC de mars 2018, les participants se montraient globalement dubitatifs et ils considéraient « que l’ampleur et le timing des effets économiques des changements budgétaires étaient incertains en partie car il y avait eu peu d’exemples historiques de politique budgétaire expansionniste adoptée alors que l’économie était en train de fonctionner avec un taux d’utilisation des capacités élevé ».
En général, le déficit se creuse lors des récessions (baisse des recettes fiscales, augmentation des prestations sociales) et se réduit tout au long du cycle économique, au fur et à mesure que le taux de chômage baisse et que les rentrées fiscales s’améliorent. Le cycle actuel est donc atypique car, même avant que le stimulus budgétaire ne soit adopté, le déficit était reparti à la hausse alors que le taux de chômage baissait rapidement.
La question du financement du déficit se pose pour l’avenir
Le creusement tendanciel du déficit hors période de récession pose la question de son financement, d’autant qu’il faut également prendre en compte les effets de la politique monétaire de la Réserve fédérale. Cette dernière a commencé depuis octobre 2017 à ne pas réinvestir la totalité des titres arrivant à échéance. Ainsi, la Fed ne réinvestira pas 229, 270 et 182 Mds$ de titres du Trésor respectivement en 2018, 2019 et 2020. Les non-réinvestissements de la Fed augmentent significativement la quantité de titres du Trésor que devront absorber les investisseurs hors Fed.
Il n’y a pas péril en la demeure pour le financement du déficit en 2018 et 2019. Selon l’enquête du Trésor auprès des primary dealers, le déficit sera de 820 Mds $ en 2018 et 1 030 Mds $ en 2019. En prenant en compte les non-réinvestissements de la Fed, c’est donc aux alentours de 1 050 et 1 300 Mds$ que les investisseurs hors Fed devront absorber respectivement en 2018 et 2019. En faisant l’hypothèse que les émissions nettes seront composées à 30% de T-bills, ce que l’on observe usuellement, les émissions nettes de titres longs seront d’environ 735 et 910 Mds$ en 2018 et 2019 : ces montants sont loin d’être sans précédent puisque les émissions nettes de titres longs avaient été de près de 1 000 Mds$ en 2012 et même 1 600 Mds$ en 2010. Par ailleurs, la demande lors des adjudications récentes a été forte, même pour les maturités longues. En revanche, les marges de manœuvre lors de la prochaine récession seront très réduites car les Etats-Unis aborderaient celle-ci avec un déficit déjà très élevé.
A moyen terme, la question du financement du déficit se posera d’autant plus que la détention de la dette par les non-résidents s’érode progressivement. Le taux de détention des non-résidents est aujourd’hui à son plus bas niveau depuis 2003 (44% de la dette négociable) : leur détention n’augmente plus aussi vite que la dette publique elle-même. Les deux pays (Chine et Japon) qui possèdent le plus de titres du Trésor ont nettement ralenti leurs achats dernièrement :
· Les détentions de la Chine (1 300 Mds$ en février) se sont stabilisés depuis le début de l’année 2017. Jusqu’en 2014, la Chine a accumulé des réserves de change pour empêcher le yuan de trop s’apprécier. Les sorties de capitaux liées aux anticipations de dépréciation de la devise ont impliqué une baisse des réserves de change chinoises de 2014 à 2016. L’objectif de stabilisation du renminbi a induit une stabilisation des réserves en 2017. L’excédent courant de la Chine s’est nettement résorbé récemment, ce qui rend peu probable une augmentation des réserves de change. De plus, des rumeurs récurrentes évoquent un possible arrêt des achats de titres du Trésor par les autorités chinoises, notamment en raison de la détérioration des finances publiques américaines d’une part , mais aussi de considérations plus politiques dans le cadre des renégociations commerciales d’autre part.
· Les détentions du Japon (1 060 Mds$ en février) s’érodent progressivement, possiblement car les coûts de couverture du risque de change ont fortement augmenté avec la montée des taux courts, ce qui incite moins qu’auparavant les investisseurs japonais à acheter des titres américains.
Dans ces conditions, le secteur domestique hors Fed a été de plus en plus sollicité ces dernières années pour acheter des titres du Trésor et le sera de plus en plus à l’avenir, avec ce que cela implique d’ajustement sur les taux d’intérêt. La réforme des marchés monétaires en octobre 2016 a permis d’absorber aux alentours de 220 Mds$ de titres du Trésor (de maturité courte) entre fin 2015 et fin 2017. Les détentions de titres du Trésor des ménages et des fonds d’investissement ont, elles aussi, augmenté régulièrement sur les derniers trimestres.
Le changement de la base d’investisseurs est susceptible d’exercer des pressions haussières sur les taux longs. Un document de travail du FMI (« Government Bonds and Their Investors: What Are the Facts and Do They Matter? », 2012) avait estimé qu’une baisse du taux de détention des non-résidents de 10 points impliquait une augmentation des taux longs de 30 à 40 points de base. Pour le Trésor américain, une possibilité pour contrer cela pourrait être de réorienter ses émissions nettes vers davantage de T-bills et vers moins de titres de maturité longue.
Empiriquement, la proportion de dette publique détenue par les non-résidents a plutôt été négativement corrélée avec le dollar. A moyen terme, une dépréciation significative du dollar permettrait un retour des investisseurs non-résidents.
Le déficit américain progresse rapidement, ce qui est inédit à ce stade du cycle. Le financement des retraites et les dépenses de santé des seniors continueront à faire grimper inexorablement le déficit public sur la décennie qui arrive. Le financement du déficit en 2018 et 2019 ne posera pas de réel problème mais des difficultés pourraient apparaître lors de la prochaine récession. Cela est d’autant plus vrai que l’augmentation du déficit au moment où la Fed se désengage progressivement du marché des titres du Trésor et où les détentions étrangères sont en phase de stagnation, implique que les investisseurs domestiques hors Fed seront de plus en plus sollicités. Ces développements sont de nature à exercer progressivement une pression haussière sur les taux longs.