A la rencontre du phygital…
Tribune d'Antoine Salmon, directeur du département Retail - Locatif chez Knight Frank.
La mode est indéniablement à la fin des cloisonnements et à la transgression des lignes de fractures. L’actualité de ces dernières semaines est venue mettre en lumière ce phénomène au travers des évolutions politiques que connaît la France. Mais le goût de la transgression ne se limite pas au champ gouvernemental : elle s’étend à d’autres domaines, à commencer par celui du commerce.
Car oui, le commerce se fait transgressif. L’illustration en est la convergence de plus en plus marquée entre le commerce physique et le commerce en ligne. Rappelons-nous: que n’avons-nous entendu sur la fin inexorable de la boutique de centre-ville ou sur celle du centre commercial, appelés à être supplantés par des sites commerçants dématérialisés abolissant la distance, accessibles en permanence et assurant la livraison au choix du consommateur.
Une mise à mort annoncée. Et pourtant voici qu’après Seattle, Portland et San Diego, Amazon est en passe d’ouvrir à New York, sur la 59ème rue, dans le quartier de Colombus Circus, une librairie. Une vraie. Une qui, même si elle offrira du livre numérique, sentira aussi le papier et l’encre. Et le géant du commerce en ligne est loin d’être le seul à se lancer dans l’aventure des points de vente physiques. Dans l’habillement et l’équipement de la personne (avec Spartoo, Zalando ou La Redoute), ou même… dans l’informatique (Google, LDLC ou Matériel.net), les enseignes de l’e-commerce intègrent la distribution physique dans leur modèle économique.
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Là où les pure players du commerce physique travaillent leur stratégie digitale, ce sont les pure players du digital qui se lancent dans le « Brick and Mortar »*. Un modèle économique qui fait le constat simple que, si le commerce physique a ses limites, le digital a aussi les siennes. Il est vrai que la croissance des ventes en ligne pourrait masquer ces dernières et conduire les pure players à se contenter de creuser leur sillon. Au 1ertrimestre 2017, la FEVAD (Fédération du e-commerce et de la vente à distance) estime en effet que les ventes en ligne ont atteint 20 Mds€ en France, en hausse de 14,2% par rapport au début 2016. Médiamétrie considère qu’il y aurait aujourd’hui dans notre pays 36 millions de cyber-acheteurs, soit un million de plus qu’il y a un an. Des e-consommateurs qui réalisent désormais pour chacun d’entre eux 9 transactions chaque trimestre, contre 7 deux ans plus tôt. C’est dire la généralisation de ce type de consommation. Mais cette croissance se fait aussi en partie par la croissance de l’offre (le nombre de sites marchands actifs frôle les 207 000, en hausse de 11% en un an), se traduisant par une baisse du panier moyen, passé en ce début 2017 à 69€, contre 73€ au 1er trimestre 2016. Le succès des ventes en ligne ne doit donc pas masquer que le modèle a ses limites.
*« Brick and Mortar » : les entreprises qui ont des points de vente « physiques »
Les acteurs du e-commerce l’ont compris. En dépit des progrès technologiques, leur mode de distribution reste amputé de dimensions aussi essentielles que l’expérience physique et polysensorielle (toucher, vue, odorat etc.), le contact humain impliquant la notion de conseil ou encore l’association du client à l’univers des marques. D’où les ouvertures de boutiques qui perdurent sous d’autres formats.
Ce pas en direction de l’autre mode de distribution, les spécialistes du commerce traditionnel ont compris la nécessité de le faire également, mais en sens inverse. Il ne tient qu’aux acteurs du commerce physique de s’adapter à cette transgression inéluctable. Face à l’émergence et à la montée en puissance du e-commerce, beaucoup d’enseignes se sont adaptées en mariant les deux modèles, transformant parfois leurs boutiques en vitrines destinées à générer du chiffre d’affaires en ligne. Sans aller jusqu’à cette « showroomisation » des magasins, qui ne saurait être viable partout ni pour tous, les enseignes et les spécialistes des centres commerciaux ont abordé le défi de la concurrence du e-commerce en développant, en plus de leur réseau physique, des sites internet performants et en repensant leurs boutiques autour des possibilités offertes par les nouvelles technologies. De plus en plus aussi, des vendeurs équipés de tablettes sur lesquelles ils suivent les goûts des clients fidèles au travers de leur historique d’achat. Cette stratégie omnicanal a permis aux enseignes de multiplier par cinq ou six le nombre de références sans avoir forcément à agrandir leurs boutiques. Un détail tout sauf négligeable quand on sait le poids des loyers dans leurs coûts.
« Click and mortar » d’un côté, « web-to-store » de l’autre… Tout concourt à la convergence des deux modes de distribution. Les anciens pure players des deux bords entendent bien tirer parti du meilleur de chacun des modèles, quitte à inventer un commerce du troisième type. Après le physique, puis le digital, viendrait donc l’ère du phygital… Une évolution qui est loin d’être achevée aujourd’hui. Nous ne sommes qu’à l’aube de cette mutation.
Car pour que le pari réussisse et se révèle pérenne, il est indispensable aux différents acteurs de conduire un lourd et long travail de capitalisation des connaissances en leur possession ou de celles qui leur sont accessibles afin de parvenir à développer une cohérence, une homogénéité et une continuité dans le parcours client entre la boutique et le site web. Un parcours capable de répondre avec exactitude au client. Il ne suffit pas de s’approprier les dernières technologies, au seul prétexte de leur nouveauté. Ce serait tomber dans la facilité de la gadgétisation, qui passe aussi vite qu’elle lasse.
Multiplier les outils technologiques, les données ou le « traquage » du consommateur n’est pas suffisant. Mais nous ne devons jamais perdre de vue que les outils ne font rien d’autre que ce que nous en faisons. Ils peuvent permettre, par exemple, de dégager du temps au personnel de vente et de le redéployer sur l’accueil, le sourire, la considération ou l’écoute. Un des b.a.-ba du commerce, trop souvent oublié. Ils peuvent donc permettre de comprendre le client pour l’accompagner ou l’amener à la découverte. Mais il leur faudra également un sens, une intention. Une intention qui réside dans la création d’un lien non-marchand, condition sine qua non du maintien du lien marchand avec le client. Les boutiques de l’ère du phygital sont appelées à devenir inclusives, avec des clients partenaires et non seulement consommateurs.
Inventer le magasin véritablement connecté. Pas seulement connecté à des technologies, à des outils ou au web, mais connecté à ses clients. Au point d’en faire des membres, des ambassadeurs et des amis. Il s’agit de réinventer la carte des liens et des sentiments. C’est le grand défi à venir. Nous allons peut-être faire une véritable rencontre du troisième type…
Comprendre l'économie durable pour s'y investir