Une analyse de Jacques Ninet, Conseiller pour la recherche La Française
Au cours des 6 derniers mois les marchés boursiers se sont affranchis des événements a priori défavorables qui ont jalonné l’agenda politique. Du Brexit au referendum constitutionnel italien qui a entraîné la démission de Matéo Renzi, en passant par l’élection présidentielle américaine, le temps de résilience, une fois passé le premier choc, a été de plus en plus court : alors qu’elle avait été de l’ordre d’un mois pour le premier évènement, la « digestion » de l’événement s’est trouvée réduite à moins d’une heure pour le dernier.
- Après le Brexit, la baisse entre la clôture le 23 juin et celle du 25 a atteint 11,8% sur l’Eurostoxx 50. Près de 60% de cette baisse avaient été récupérés le 1er juillet et 80% deux semaines plus tard. Les marchés ont atteint un nouveau plus haut le 15 août.
- Lors de l’élection « surprise » de Donald Trump, les futures sur indices boursiers américains étaient « limit down » avec 5% de baisse, lorsque sa victoire apparut certaine vers 23h (heure locale). Les bourses asiatiques connurent le 9 novembre une baisse du même ordre. A l’ouverture du marché officiel, ce même jour, Wall Street avait déjà repris 75% de la baisse et à la clôture les indices étaient largement repassés dans le vert.
- Dans la foulée du referendum italien, la baisse à l’ouverture était de 2% mais une heure plus tard le marché (MIB 30) avait déjà rebondi de 4% !
Ce resserrement extrême du délai de récupération marque le stade ultime de la distance que la sphère financière a progressivement prise vis-à-vis de chocs qualifiés d’exogènes, au cours de la dernière décennie*.
La longue série d’événements impactant sévèrement les marchés, tels que l’invasion du Koweit (1990), les grandes grèves des transports en France (1995) ou les attaques du 11 septembre, a en effet pris fin avec les attentats de Madrid (avril 2004). La réponse « business as usual » à ceux de Londres, 1 an plus tard, a institué la déconnexion entre les marchés financiers et toute forme de catastrophe relevant du champ géopolitique environnemental ou sociétal. Le phénomène s’est ensuite perpétué jusqu’à s’ériger peu à peu en règle intangible, parfois à la limite de l’indécence.
La superbe indifférence qui caractérise cette fin d’année ouvre–t-elle une ère nouvelle ? Est-elle un signe de robustesse durable ou, au contraire, l’indicateur avancé d’une fragilité cachée, produit d’un contresens absolu au regard d’un état du monde qui justifierait le retour au premier plan de la géopolitique dans toute stratégie ?
Répondre à cette question exige d’examiner ses trois composantes, les marchés, l’économie et l’état du monde, et leurs relations en considérant que ces trois sphères évoluent sur des échelles de temps différentes et en se demandant qui gouverne qui.
Les marchés. La dimension psychologique et les comportements auto-référentiels
On sait depuis Keynes (son beauty contest) et les recherches sur la finance comportementale (les travaux d’André Orléan, ceux de Tversky et Kahneman, entre autres) que les marchés sont gouvernés par des éléments de psychologie, individuelle et collective, dans un rapport variable dans le temps avec leurs déterminants fondamentaux.
Il suffit qu’une majorité d’opérateurs (pondérée par sa puissance d’intervention) adhère à un scénario pour qu’il advienne. C’est l’agrégation des opinions ou, pour être plus précis, l’amplification de l’opinion collective (cf. notre dernier paragraphe) qui provoque le mouvement des marchés dans le sens annoncé, et c’est aussi son arrêt, par épuisement du contingent d’adhérents, qui les stoppe et enclenche les corrections. Dans le cas qui nous occupe, ce principe général se manifeste sous deux formes :
- l’effet d’apprentissage, qui fait que les « bottom pickers » arrivent de plus en plus vite sur les « lieux du drame » pour ne pas manquer l’aubaine ;- l’auto-renforcement de la confiance. De cette extraordinaire plasticité, les marchés tirent pour les temps à venir un sentiment d’invulnérabilité, à l’image des cyborgs de Terminator.
La contamination de l’optimisme financier sur la prospective économique.
Proclamer d’emblée l’innocuité économique des événements pour justifier l’indifférence boursière et la valider ensuite par la réaction positive des marchés, en une sorte de renversement de (la charge de) la preuve, caractérise la propagation de l’euphorie financière vers le sur-optimisme économique. On a vu ce phénomène puissamment à l’œuvre au niveau micro-économique avec la bulle Internet en 1999/2000. L’argument simpliste entendu ces derniers jours pour justifier le rally de fin d’année, argument selon lequel les événements qui pesaient étant désormais derrière nous, le marché est désormais libre de monter, relève de la même logique. La soi-disant « disparition des facteurs de risque » ne résulte en fait, à travers le franchissement des dates clés, que du revirement d’appréciation - par les opérateurs - sur la nature de ces risques.
Le facteur déterminant ici est le changement d’échelle de temps, le décalage entre le soulagement temporaire après des craintes peut-être excessives, et des risques réels à moyen terme, qu’il n’apparaît plus nécessaire de réévaluer.Ainsi par exemple du risque italien, subitement disparu après la démission de Mateo Renzi, alors que les banques de la péninsule détiennent toujours 360 Mds€ de « bad loans » qui pèsent gravement sur leur avenir et par ricochet sur celui de la dette publique italienne. Ainsi, également, de l’interprétation des projets (?) de Donald Trump, soudainement appréhendé comme un nouveau Ronald Reagan, installant à sa prise de mandat les marchés dans un nouveau rally séculaire. Et qu’importe si, en 1981 :
- les taux d’intérêts, alors au sommet, s’apprêtaient à connaître une formidable baisse qui valoriserait mécaniquement tous les actifs pendant vingt ans
- la bourse, après 15 ans de stagnation, présentait les ratios de capitalisation les plus faibles de son histoire (35% vs GDP et « Q » de Tobin au plus bas)
Le second facteur, probablement le plus déterminant et le plus inquiétant, est que la politique de surliquidité mise en place par les banques centrales depuis 2009 (en fait depuis 2000) a créé les conditions d’une autonomisation totale de la sphère financière, entendue ici comme l’ensemble des actifs financiers autant que comme communauté des acteurs.
S’agissant du premier point, le prix de tous les actifs est surdéterminé par une courbe des taux elle-même façonnée (faussée) par les politiques de QE et autres ZIRP. La monétisation des dettes joue ici le double rôle de stabilisateur des actifs (exit le risque de défaut) et de fortifiant de leur attractivité, en transcendant leurs déterminants classiques, issus de la micro et de la macro-économie et plus encore de la géopolitique.
Pour le second point, les opérateurs continuent de confondre le pouvoir qu’ont les Banques centrales d’enrayer les contagions et de rétablir la circulation des flux monétaires en cas de crise avec leur (in)capacité de revitaliser la croissance et recréer de l’inflation. Ce prisme est largement alimenté par la communication des banques centrales elles-mêmes. La BCE, par exemple, qui ne peut dire ouvertement qu’elle ne fait qu’entretenir la liquidité des marchés de la dette, s’obstine à parler de son objectif d’inflation à 2%. Au Japon, qui vient d’enregistrer une baisse des naissances pour la dixième année consécutive et affiche un chiffre au plus bas depuis 1899 (!) la BoJ arrive encore à faire croire, après 20 ans de vains efforts, qu’elle va relancer la croissance…
Les vrais changements du paysage macroéconomique ?
La performativité des pronostics émis par les financiers sur le champ économique étant limitée dans le temps, la seconde étape de notre réflexion nous amène à chercher dans celui-ci les éléments susceptibles d’en infléchir durablement le cours. Quels seraient donc, dans les perspectives macro-économiques pour les toutes prochaines années, les éléments qui favoriseraient la migration vers un régime de croissance plus robuste et plus vertueux.
- La fin du laminage des classes moyennes occidentales, qu’il soit un dégât collatéral de la globalisation ou l’objectif (in)avoué de la révolution néo-conservatrice ?
- La résolution de l’implacable problème des retraites, promises, dans tous les pays vieillissants, à une contraction massive, qui paralyse d’ores et déjà toute une génération ?
- la normalisation d’un système monétaire international dont les déséquilibres (la sous-évaluation des devises des pays à fort excédent) résultent pour une bonne part des préconisations du FMI aux pays émergents : favoriser les exportations, accumuler des réserves de change ?
- L’instauration d’une concurrence loyale basée sur une convergence des protections sociales, qui serait par ailleurs le seul moyen de faire baisser le taux d’épargne extravagant dans la plupart des pays émergents ?
Le constat est hélas que rien de tout cela ne figure sur les agendas politiques. Il n’y a rien de fordiste dans les projets « plutonomiques » de Donald Trump, qui devraient surtout conduire à une nouvelle envolée de l’endettement américain. Pas plus qu’il n’y a d’infléchissement prévisible de l’orientation mercantiliste de Mme Merkel ou de M. Xi Jinping.
La monade financière et les changements géopolitiques
La sphère financière s’est donc peu à peu érigée en monade, « force irréductible, qui contient en elle-même le principe et la source de toutes ses actions », « à la fois porteuse d’un point de vue unique et original sur le monde et totalité close, impénétrable aux autres consciences ».
*La tragique victoire d’El Assad et du duo Iran-Russie dans l’enfer d’Alep, bien qu’elle consacre l’échec de l’ONU et la disparition définitive de l’Europe de la scène géopolitique, n’a pour sa part pas causé le moindre sourcillement des marchés. RAS.
Analyse achevée de rédiger le 26 décembre 2016
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