Par Bruno Colmant, Chef Economiste, Banque Degroof Petercam
Il ne faut pas s'y tromper : derrière le slogan America First du prochain Président des États-Unis, il y a une titanesque machine économique qui se met en mouvement, ce qui aura des conséquences économiques néfastes pour l'Europe.
Au-delà de l'isolationnisme, qui relève incidemment de l'arrière-plan républicain depuis le début du vingtième siècle, les États-Unis vont relancer leur économie par des politiques de grands travaux, mais surtout par des baisses d'impôts massives destinées à augmenter la consommation intérieure. Il en résultera immanquablement une aggravation de l'endettement public américain, couplée à des tensions inflationnistes qui vont alimenter une hausse des taux d'intérêt. En même temps, les États-Unis s'efforceront de déprécier leur monnaie afin d'exporter leur inflation et de conserver leur compétitivité. Ce seront donc les partenaires économiques des États-Unis qui importeront cette inflation et subiront une hausse de taux d'intérêt.
Le scénario est parfaitement connu : c'est celui des années septante. Comme l'avait rétorqué Connally, le Secrétaire d'État au Trésor de Nixon, à une délégation européenne s'inquiétant des fluctuations du dollar américain en 1972 : « le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème. »
Sous l'angle géopolitique, ce n'est pas l'Asie qui en souffrira : ce continent assemble son propre écosystème fondé sur un recentrage sur la consommation intérieure plutôt que l'exportation.
La victime sera évidemment l'Europe qui n'arrive pas à se dépêtrer d'une déflation persistante. Sous l'angle économique, l'Europe fait face à un endettement qui dépasse une année de PIB, c'est-à-dire de richesse nationale, sans être encore confrontée au financement des retraites pour lequel peu de réserves sont constituées. Le vieillissement de la population entretient la dette publique qui n'est tolérable qu'au travers de taux d'intérêt artificiellement bas. Mais ne nous trompons pas : si la reprise inflationniste américaine se transmet à l'Europe par des taux d'intérêt plus élevés, ces dettes publiques vont mettre en péril les pays les plus vulnérables ou très endettés, au rang desquels on compte le Portugal et l'Italie. Il en sera de même pour les banques commerciales fragiles. C'est d'ailleurs la raison essentielle pour laquelle la BCE achète mensuellement 80 Mds€ d'obligations d'État. Cette création monétaire n'a aucun effet sur l'inflation. Elle sert à maintenir le taux d'intérêt à un faible niveau au bénéfice des États membres dont la BCE est devenue un créancier complaisant.
Si l'inflation et l'augmentation des taux d'intérêt se déversent sur l'Europe, cette réalité funeste se combinera à des choix électoraux populistes et à des troubles sociaux qui auront immanquablement comme aboutissement de mettre en question la discipline budgétaire de l'euro. Nous ferons face à de véritables chocs. Bien sûr, il ne faut pas les espérer, mais plutôt les conjurer. Mais cet exorcisme ne passera que par un alignement des choix politiques domestiques auquel la réalité politique contemporaine semble éloignée. Dès lors, nous ferons face aux vices de fabrication de la monnaie unique et à la vacuité du projet politique qui aurait dû lui être associé, sans compter les déficits de gouvernance de l'Olympe technocratique qu'est devenue l’UE. Il y a un véritable risque de retour aux États-nations qui serait contraire à l'existence d'une monnaie de nature fédérale.
Jean-Claude Junker s'était présenté comme le Président de la Commission de la dernière chance. Il ne l'a indubitablement pas saisie. Le dernier brise-lame des vagues socio-économiques qui s'annoncent est la BCE, puisqu'elle crédibilise le symbole unificateur de l'ordre économique, à savoir la monnaie. Mais cette institution arrive au bout de son propre épuisement.
En résumé, derrière Trump et les émergences populistes, il y a des défis gigantesques qui engagent la viabilité de l'euro. Pourtant, la monnaie et l'ordre social devront être préservés. Ce ne sera possible que par des politiques monétaires expansionnistes et un abandon des disciplines budgétaires émanant de certains pays, dont l'Allemagne et les Pays-Bas. Il faudra donc que la BCE poursuive irrémédiablement ses injections monétaires, au-delà des réticences allemandes, et que l'Europe, comme les États-Unis, s'engage dans une relance par le déficit budgétaire et les investissements publics.
Si nous ne suivons pas cette logique, l'euro deviendra une monnaie trop forte assortie de taux d'intérêt élevés qui vont enrayer toute modeste reprise économique. Sans cette prise de conscience, les prochaines années seront périlleuses. Pour se convaincre de l'imminence de ces dangers, il faut lire attentivement les expressions publiques des membres de la direction de la BCE.
Il est lointain, le mois de mars 2015, au cours duquel un Mario Draghi triomphant s'écriait "ça marche !", alors qu'il venait de mettre en œuvre son injection monétaire pour stimuler la croissance européenne.
Rien n'a marché. Aujourd'hui, la BCE s'exprime de manière alarmiste... à raison.
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