Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, chargée de recherches au CEPI et membre du Comité d'Experts qui entoure l'équipe de gestion de Yomoni se penche sur la problématique de la concentration du secteur bancaire
Qui sait en France que 3 des 6 institutions financières les plus « systémiques » sont françaises ? Qui se soucie, dans le débat public, de la surveillance de ces mastodontes financiers ? demande Génération Libre dans son rapport paru en mai 2016 intitulé « Casser la rente bancaire française ».
En réalité, le débat n’est pas nouveau et Génération Libre feint vraisemblablement de le découvrir. L’essor des mastodontes bancaires, l’oligopole constitué par les 30 banques systémiques mondiales qui dominent les marchés de la dette, du risque (marchés dérivés) et des changes, capables d’ententes frauduleuses dont témoignent les divers scandales pour lesquels elles ont été sanctionnées, l’impact délétère tant pour la stabilité financière que pour le consommateur de services financiers transformé en vache à lait par cette formidable machine à traire qu’est l’oligopole bancaire, tout cela est dénoncé depuis plusieurs années*.
Des champions nationaux longtemps surprotégés
Pour autant, il est vrai que les décideurs publics n’ont pas pris la question à bras le corps. Il reste difficile pour les gouvernants des pays où ces mastodontes ont prospéré - tout particulièrement en Europe d’où sont issues plus de la moitié des groupes bancaires systémiques recensés par le Conseil de stabilité financière - de ne pas continuer d’y voir des champions nationaux, porte-drapeaux, dont les intérêts sont à défendre. Car c’est bien là l’une des causes majeures de la montée en puissance de ces groupes bancaires : les pouvoirs publics ont favorisé leur essor en les assurant qu’en cas de problème ils seraient secourus ; cette « garantie » était très appréciée et valorisée par les agences de notation et les investisseurs y voyant une protection face au risque d’avoir à éponger des pertes en cas de problème ; résultat, le coût de financement des groupes bancaires s’est réduit au fur et à mesure que la garantie publique de sauvetage s’est affirmée dans les 20 années qui ont précédé la crise de 2007/2008, soit pour eux une « subvention implicite ». Se finançant à moindre coût, ces groupes bancaires ont pu grossir davantage, devenir plus « systémique » - car lorsqu’un grand groupe menace de tomber c’est tout le secteur (système) qui peut être emporté - et ainsi être encore plus assurés de bénéficier de la garantie publique de sauvetage (et de la subvention implicite allant avec). C’est ainsi que les bilans respectifs de BNP Paribas, Deutsche Bank, HSBC ou encore Santander ont fini par peser peu ou prou l’équivalent du PIB de leur pays d’origine. C’est ainsi également que les bilans de ces colosses tout en devenant énormes sont devenus plus fragiles, la part de la dette de marché constituant une part de plus en plus grande de leurs ressources au détriment des fonds propres permettant d’assumer les pertes en cas de difficulté.
Une concentration toujours aussi forte
La crise financière de 2007/2008 a-t-elle changé les choses ? Pas tellement. Les plus gros établissements n’ont guère réduit leur activité - leur bilan ont à peine cessé de grossir et de petits établissements ont été absorbés par de plus gros, ce qui n’a fait que renforcer la concentration du secteur : une poignée d’établissements détient toujours la majeure partie du marché. D’après les données de l’ACPR reprises dans le rapport de Génération Libre, les 4 plus grandes banques françaises (BNPP, Société Générale, BPCE, Crédit Agricole) détiennent par exemple 70% du marché des prêts bancaires. On pourra toujours ergoter sur les chiffres car la concentration n’est pas si facile à mesurer. On dispose bien de divers indicateurs tels que le bilan des 3 ou 5 plus grandes banques du marché considéré rapporté au total du marché, ou encore ceux importés de l’économie industrielle tel que l’indice d’Herfindahl (sommes des parts de marché élevées au carré). Mais le problème est ailleurs : mesurer, par exemple, la part de marché de BNPP Paribas ou de Société Générale sur le marché français exige en théorie de ne prendre en compte que l’activité des entités résidentes françaises de ces groupes, mais alors on ignore complètement l’assise internationale du groupe qui, à n’en pas douter, conforte la part de marché sur le territoire français comme sur les autres territoires d’implantation de ces groupes. Formellement, bien mesurer la concentration exige de fixer le bon niveau de consolidation des données. Le fait de sous-estimer le degré de concentration du secteur bancaire n’a sans doute pas aidé à orienter la décision publique.
Quel sera l’effet de l’Union bancaire ?
En Europe, c’est la crise des dettes souveraines de 2010/2012 qui a fait prendre conscience de la dangerosité du phénomène de concentration : les Etats nationaux n’étaient tout simplement plus en mesure de sauver un secteur constitué d’acteurs poids lourds sans que leur propre dette ne soit rendue insoutenable par un tel engagement. Il fallait donc organiser le sauvetage mais aussi alors la surveillance des groupes bancaires à une échelle non plus nationale mais européenne. D’où l’union bancaire décidée dans la foulée et dont le premier volet, celui de la supervision des établissements dits d’importance confiée à la BCE, a débuté fin 2015. Les deux autres volets de l’Union bancaire s’ouvrent doucement. Celui de la résolution des faillites bancaires a commencé de s’ouvrir en 2016 mais se heurte déjà à la résistance des lobbies bancaires, qui font tout pour délégitimer une des dispositions phare de ce second volet : la mise à contribution des créanciers (bail-in) avant celle du contribuable. On comprend bien qu’il sera plus coûteux d’attirer des investisseurs désormais obligés d’assumer (du moins plus qu’auparavant) les risques pris en achetant une dette émise par une banque, chose que les banques ont intérêt à freiner des quatre fers. Le troisième volet, celui d’une garantie européenne des dépôts, avance encore plus lentement, la capacité des européens à s’entendre sur la moindre mise en commun de ressources étant, en ce domaine comme dans d’autres, proche de 0. Cela étant, il est difficile de prévoir quel sera l’effet de l’Union bancaire sur la taille des établissements bancaires et la concentration du secteur. En tout cas, mis à part peut-être le bail-in qui, en renchérissant les ressources de marché, pourrait constituer une force de compression des bilans bancaires, on ne peut absolument pas affirmer que l’Union bancaire permettra de déconcentrer le secteur bancaire en Europe.
La séparation pour démanteler des mastodontes ?
Qu’ils soient d’obédience libérale comme Génération Libre ou plus à gauche comme Terra Nova, les think tank qui se sont intéressés à la question en viennent à une préconisation commune : la séparation des activités bancaires. Faire en sorte que les grandes banques de dépôts n’utilisent plus la garantie publique dont elles jouissent pour s’adonner à des activités de marché spéculatives aux dépens de la sécurité de leurs clients. Tracer la ligne entre activités utiles au financement et activités « inutiles » devant être placées dans une filiale ad hoc n’est, dans les faits, pas si simple. En outre, la filialisation n’érige pas véritablement une muraille ou un pare-feu entre les activités. Des initiatives de séparation des activités bancaires ont été prises au Royaume-Uni sur la base du rapport Vickers, aux Etats-Unis avec les règles Volcker et en France avec la loi de séparation de juillet 2013. Les trois approches sont différentes : le rapport Vickers isole la banque de détail, les règles Volcker interdisent le trading pour compte propre et réduisent les liens entre banques ethedge funds, tandis que la loi française entendait isoler les activités de marchés spéculatives ne satisfaisant pas à la définition des activités « utiles ». Dans ce dernier cas, le problème est qu’à peu près toutes les activités sont restées rangées parmi les activités utiles… Si la loi française parvient à séparer ne serait-ce que 1% des activités de marché des grands groupes bancaires, ce sera un exploit : autant dire qu’elle ne sépare rien ! On a là - et ce quel que soit l’avis que l’on porte sur le bien-fondé de la séparation - une illustration du travail de sape que le lobby bancaire est capable d’accomplir lorsque se préparent les lois bancaires : remplie des exceptions qu’il pro(im)pose, la loi est vidée de sa substance et ensuite tout le monde peut se sentir à l’aise de dénoncer l’inutilité de la loi.
Quoi qu’il en soit, la séparation des activités bancaires, parce qu’elle repose sur une délimitation que la multiplication des exceptions vient vite obscurcir, n’est pas simple à mettre en place. Pas sûr en outre qu’elle soit une protection efficace face au risque systémique. Au fond, le secteur bancaire américain qui a été façonné par le Glass Steagall Act de 1933 s’est certes caractérisé par des banques plus petites et plus étroites jusqu’à son abrogation en 1999. Il n’en demeure pas moins que le système financier américain pris dans son ensemble ne s’est pas pour autant illustré par une plus grande stabilité. Au contraire, le shadow banking - entités non bancaires réalisant des opérations de transformation, de crédit, d’échange temporaires de titres contre liquidité,… et portant des risques bancaires - y est depuis longtemps structurellement plus important.
La concurrence, nouvel horizon du secteur bancaire ?
Taxer les bilans et hors-bilans des banques en fonction de leur taille est une alternative à la séparation, sinon un complément qui permettrait de les réduire. Cela, Génération Libre ne l’envisage pas, trop confiante dans les vertus de la concurrence qu’il suffirait de renforcer. Clairement, il faut défaire les mastodontes, réduire leur poids et tenter de réorienter leur activité vers l’économie réelle. Mais on ne convertira pas le secteur bancaire à la concurrence pure et parfaite. Si tant est que celle-ci puisse exister autre part que dans les vieux manuels d’économie, le secteur bancaire est probablement l’activité qui s’y prête le moins, en raison de l’importance des coûts fixes qui y sont associés : autrefois le dense réseau de guichets en dur, aujourd’hui un dense réseau informatique très coûteux à administrer et à sécuriser. Et même quand il s’était agi dans les années 1980 de stimuler la concurrence au sein du secteur bancaire français par exemple, les opérations de fusion-acquisition avaient rapidement suivi : la concentration est souvent l’enfant terrible de la concurrence, d’autant plus qu’on la veut vive.
Alors ne rêvons pas trop à la concurrence du marché bancaire, mais n’acceptons pas pour autant la rente que ce secteur prélève grâce à sa structure oligopolistique, aux dépens du consommateur qui paie ses services plus chers qu’il ne devrait et de la collectivité qui pâtit du risque systémique auquel cette structure l’expose. Et à cet égard que de nouveaux acteurs viennent à contester l’oligopole bancaire n’est pas un mal.
* Voir par exemple : « Crise financière. Pourquoi les gouvernements ne font rien » de Jean-Michel Naulot - Seuil 2013. « Mon amie c’est la finance » d’Adrien de Tricornot, Mathias Thépot, Franck Dedieu - Bayard Culture 2014. « Parlons banque » de Jézabel Couppey-Soubeyran & Christophe Nijdam - La Documentation française, 2014. « L’hydre mondiale. L’oligopole bancaire » de François Morin - Lux, 2015. « Le livre noir des banques » de Attac & Basta ! Les liens qui libèrent, 2015. « Blablabanque. Le discours de l’inaction » de Jézabel Couppey-Soubeyran - Michalon2015.
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