Par Alain Chaussard *, Maitre de conférences à l'Ecole Centrale et à l'Institut des Sciences Politiques.
Les pays développés (U.E., Etats-Unis, Japon) continuent à souffrir d'un mal endémique, combinant une croissante insuffisante (même aux Etats-Unis que l'on croyait tirés d'affaire) et une (trop?) faible inflation.
L'absence d'inflation est l'originalité, voire l'origine, de cette situation, de fait exceptionnelle depuis la fin de la guerre. Notre monde actuel peut faire sourire ceux ont connu des périodes où une inflation trop élevée était l'ennemi permanent, dans les années 80 en particulier.
En fait l'inflation annuelle moyenne en France depuis 1990 n'est que de 1,7%. Une même évolution se retrouve dans le glissement progressif de la « mission » des banques centrales, et singulièrement de la BCE, qui était à sa création de contenir l'inflation dans la limite de 2% pour devenir la réalisation d'un objectif d'inflation de 2%, défendue notamment par Ben Bernanke durant tout son mandat à la Fed.
C'est ce même Bernanke, à qui on doit en grande partie le « sauvetage » des économies occidentales après la grande crise financière de 2007/2008, qui avait créé un certain émoi en suggérant, pour surmonter cette anémie économique qui en a résulté, de reconsidérer le concept de « monnaie hélicoptère » de Milton Friedman, métaphore désignant une création monétaire par les banques centrales sans contrepartie, comme si des liasses de billets étaient déversés du ciel.
La situation actuelle perdure en effet en dépit de politiques monétaires vigoureusement expansionnistes mises en œuvre par les banques centrales, d'abord par une baisse des taux d'intérêt à court terme, devenus nuls voire négatifs (la baisse des taux longs sur les marchés suivant naturellement la combinaison de la baisse des taux courts et de la faible inflation), puis par les politiques de « quantitative easing », c'est-à-dire de création de monnaie centrale. Celle-ci a très largement ciblé les banques commerciales, jugées trop prudentes dans leur politique de distribution de crédit, et ainsi accusées d'être à l'origine de la faiblesse de l'investissement voire de la consommation. Il faut rappeler que parallèlement on enfermait ces mêmes banques dans un carcan réglementaire prudentiel, visant à éviter la résurgence d'une crise financière, mais peu propice à stimuler le dynamisme bancaire…
Mais comme on le constate ces politiques monétaires généreuses, même élargies au rachat de la dette publique voire plus récemment privée, ne parviennent pas à leur fin. Le monde semble durablement piégé dans une « trappe à liquidités », esquissée par Keynes et développée par des disciples (encore Krugman très récemment), où toute création de monnaie devient sans effet sur l'économie réelle, les agents économiques préférant épargner les liquidités dont ils disposent que les dépenser. Si les crédits à l'économie stagnent, c'est donc moins par une insuffisance de l'offre bancaire que par la faiblesse de la demande des entreprises et des ménages, et même celle des Etats, contraints par des principes et des traités datant d'avant la crise de contenir de façon excessive leur déficit budgétaire.
D'un tel point de vue, l'absence d'inflation constitue bien le reflet mais aussi la cause de la croissance « molle » que nous connaissons. Rappelons en effet que, consommée avec modération, l'inflation possède plusieurs vertus :
- elle stimule la demande puisque les agents peuvent craindre que les biens dont ils ont besoin soient plus onéreux à l'avenir ;
- elle efface en termes réels une partie des dettes, et notamment les dettes publiques ;
- elle décourage l'épargne improductive qui n'est pas investie dans des emplois dont la rémunération vient au moins compenser sa perte de valeur réelle ;
- elle facilite l'ajustement des prix relatifs, les prix présentant souvent une certaine « rigidité » à la baisse, et améliore ainsi l'efficacité des marchés de biens et services.
Pour relancer la croissance et, ou donc, l'inflation, il faut parvenir à réalimenter la demande, en particulier celle des ménages, et pour cela la solvabiliser, car pour une bonne partie de la population, ce n'est certes pas par frugalité qu'ils s'abstiennent de consommer, mais plutôt par manque de ressources financières.
C'est de ce point de vue que la monnaie hélicoptère, jugée « intéressante » par Mario Draghi, retrouve une actualité, mais en veillant à ce que d'une part elle alimente réellement la demande finale, notamment la consommation des ménages, et que d'autre part elle ne soit pas « détournée » en épargne.
Ce double objectif conduit à préconiser la distribution aux ménages de « bons d'achat », non bien entendu sous la forme de carnets de tickets qu'ont pu connaître nos grands-parents, mais en créditant un compte ad hoc d'un montant donné, qui devra être dépensé sur une durée fixée sous peine d'être perdu. Les montants crédités à leurs clients par les banques seront compensés par la banque centrale compétente, la BCE pour les pays de l'UE.
De nombreux « détails » restent évidemment à préciser pour rendre une telle opération viable, et notamment :
- comment traiter les consommateurs qui ne disposent pas de comptes bancaires ?
- comment doit être modulé le montant distribué selon les ressources du bénéficiaire, sachant que les ménages les plus modestes ont généralement une plus forte propension à consommer ? Un montant uniforme par habitant semble en première analyse le plus raisonnable, tant d'un point de vue de justice sociale que d'efficacité ;
- faudra-t-il exonérer le montant reçu de l'impôt sur le revenu ou au contraire le fiscaliser pour le plus grand bien du budget de l'Etat, qui bénéficiera par ailleurs du produit de la TVA sur les achats réalisés ?
Il s'agirait dans cette approche d'une opération unique, sur une courte période de temps, électrochoc pour relancer des économies anémiées et non d'un flux d'opérations récurrentes. Le rebond de la consommation entraînerait celui des investissements et de l'emploi, au prix peut-être dans un premier temps d'une hausse des importations, limitée si les grands pays développés mettent une telle mesure en place de façon coordonnée.
Quels sont les ordres de grandeur envisageables ? La consommation des ménages dans l'UE s'est élevée en 2014 à 5 737 Mds€. Chaque point de relance coûterait dont 57 Mds€, soit 112€ par habitant…,soit encore un montant identique à un mois d'achats d'actifs par la BCE dans le cadre de son « quantitative easing » : 730 Mds€ de mai 2014 à mai 2015. On pourrait envisager une opération représentant 3 à 5 points de relance.
Mesure révolutionnaire, voire utopique en apparence, mais comme on vient de le voir nullement hors de proportion avec les politiques monétaires actuellement menées. Bien entendu de nombreuses études et analyses doivent être conduites pour apprécier toutes les conséquences d'une telle mesure (en particulier en termes de coûts opérationnels pour les banques commerciales).
Mais pourquoi l'innovation, tant vantée dans tous les secteurs, ne trouverait-elle pas à s'appliquer aussi à la politique économique ?
*Alain Chaussard, est diplômé de l'Ecole centrale de Paris, de l'Institut d'études politiques et de l'Ecole nationale de statistique et d'administration économique. Il est également titulaire d'une maîtrise de Mathématiques et d'un DEA de Finances. Après une carrière bancaire au Crédit Lyonnais et au Crédit Chimique, il devient directeur général adjoint de la Banque Stern en 1989. Directeur général adjoint d'Euris à partir de 1996, il rejoint le groupe Affine en qualité de directeur général en 1998 et en est vice-président depuis 2000.
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