Par Jean-Pierre Durante, économiste chez Pictet Wealth Management
Si le cas grec est certainement extrême à maints égards, il met en évidence les lacunes de la monnaie unique européenne. Le projet doit absolument être complété si l’on souhaite la survie de l’euro à terme. Les lacunes de l’Union monétaire européenne (UME) ont été mises en évidence dès le début du projet et la théorie des zones monétaires optimales était solidement établie bien avant le lancement de l’euro. L’essentiel des fondements théoriques avait été élaboré par Robert Mundell en 1961 déjà1. Il est clair, depuis lors, que l’UME présente deux lacunes majeures : premièrement, les dix-neuf pays formant la zone euro ne constituent pas une zone monétaire optimale ; deuxièmement, l’union monétaire autour de l’euro est incomplète.
Le défi d’unir monétairement des pays très différents
Les pays adhérents à l’euro présentaient de larges différences sur le plan politique, juridique, institutionnel et économique. Après plus de quinze ans d’union monétaire, une partie de ces différences s’est estompée, mais d’importantes particularités persistent.
Sur le plan des institutions économiques, il suffit de penser aux différences d’organisation du marché du travail, négociations salariales centralisées pour certains, décentralisées pour d’autres, pour se rendre compte des disparités existantes. L’organisation du crédit hypothécaire fixe ou flexible ou les différents régimes de taxation offrent d’autres exemples du niveau de disparité des cadres juridico-institutionnels.
Sur le plan économique, les écarts sont probablement encore plus spectaculaires : en 1999, le PIB par habitant de l’Allemagne était de 2,2x celui de la Grèce et de 2,1x celui du Portugal. Le ratio s’était réduit à respectivement 1,5x et 1,8x en 2006. Mais suite à la crise, il est à nouveau supérieur à 2x.
Les mécanismes centrifuges d’une zone monétaire
Une union monétaire est par nature fragile et la disparité de ses membres ne fait qu’accentuer sa vulnérabilité aux chocs. Pour illustrer ce point, supposons que deux pays, A et B, forment une union monétaire : pour une raison quelconque, le pays A doit faire face à une réduction de sa demande agrégée. Suite à ce choc, la production et l’emploi y déclinent. La baisse de l’activité a pour conséquence une réduction des recettes fiscales pour l’Etat. De plus, le chômage augmentant, le gouvernement constate également un accroissement de ses dépenses. Il en résulte une augmentation du déficit public. Si le choc s’avère permanent et important, il peut déclencher un mouvement de défiance des investisseurs vis-à-vis des obligations du gouvernement du pays A, dont les taux d’intérêt montent. La hausse des taux d’intérêt constitue un resserrement non souhaité des conditions monétaires de A, au moment où son activité économique souffre déjà. La consommation et l’investissement de A vont donc pâtir de ce choc supplémentaire. Cette spirale peut conduire à une crise de liquidité, le choc initial ayant été amplifié par une crise de la dette. Si le choc initial est asymétrique2, le pays B peut bénéficier de la situation. C’est-à-dire que la défiance des investisseurs vis-à-vis des obligations souveraines de A peut se traduire par une préférence pour les obligations de B. D’où une baisse des taux d’intérêt dans le pays B y favorisant la consommation et l’investissement. Nous avons eu une claire illustration de ces mécanismes avec l’écartement spectaculaire des différentiels de taux d’intérêt vis-à-vis du Bund, observé tout au long de la crise de la zone euro. Conclusion, sans mécanisme autorégulateur, une union monétaire est intrinsèquement instable.
Plus de solidité avec des mécanismes de transfert
Quels sont les mécanismes de transfert envisageables? Ils sont de deux ordres, les mécanismes liés au marché du travail et ceux ayant trait à la fiscalité. Pour le marché du travail, il y a tout d’abord la mobilité des travailleurs. En cas de choc asymétrique, si les chômeurs du pays A se déplacent vers le pays B, les finances publiques du pays A sont soulagées et, donc, le mécanisme amplificateur via les taux d’intérêt est atténué. Or, il est notoire que la mobilité dans la zone euro est entravée par toute une série de facteurs: culturels, linguistiques, juridiques, de couverture sociale, etc. Donc, ce mécanisme de transfert fonctionne mal.
Une dérive salariale déconnectée des fondamentaux
La flexibilité des salaires constitue un deuxième facteur correcteur dans le cadre du marché tu travail. En cas de choc asymétrique, si les employés du pays A acceptent une baisse de salaire, les entreprises peuvent produire les mêmes quantités à moindre coût. Ce gain de compétitivité relance l’activité. Il enraye donc le mécanisme de détérioration des comptes publics. Le cercle vicieux est stoppé. Or, les salaires sont notoirement très rigides en Europe. Facteur aggravant, dans certains pays de la zone euro, on observe une dynamique salariale totalement déconnectée des fondements macroéconomiques. Dans le cadre d’une économie mondiale où la compétition est globalisée, il existe une règle d’or. La progression des salaires doit être intimement liée à l’évolution de la productivité. Si les salaires augmentent plus vite que celle-ci, la perte de compétitivité qui en découlera se traduira rapidement par des pertes de parts de marché et des déficits en compte courant.
Or, qu’a-t-on observé au cours des quinze années de monnaie unique? En France, en Italie, en Grèce et en Irlande, les salaires ont progressé plus rapidement que la productivité. Alors que cela n’a jamais été le cas ni en Allemagne, ni en Autriche. Sans surprise, on retrouve parmi le premier groupe les pays à déficit courant chronique, alors que l’Allemagne et l’Autriche enregistraient des surplus de compte courant systématiques. Au lieu d’augmenter la concurrence et donc d’inciter à une politique visant une poursuite de la compétitivité, la monnaie unique semble avoir accentué les écarts entre les pays. Seule la crise est venue corriger cette dérive, l’Espagne et la Grèce notamment ayant corrigé une partie des excès salariaux.
Une union monétaire incomplète
Au-delà de ces règles économiques de base, que les règles de convergence et les critères de Maastricht ont tenté d’imposer, une union monétaire nécessite des filets de sécurité. Du fait de la fragilité intrinsèque d’une union monétaire et des conséquences fiscales de cette fragilité, il apparaît indispensable d’ajouter un canal de transfert fiscal pour contrecarrer ces risques. Ce canal fiscal est constitué de deux composantes :
- D’une part, une partie des prélèvements de taxes, et notamment les assurances sociales, doivent se faire au niveau fédéral. En cas de choc, la compensation se fera au niveau fédéral, c’est-à-dire que l’augmentation des recettes découlant de l’accroissement de l’activité dans le pays B compensera tout ou partie des pertes de recettes du pays A. Cette compensation se faisant au niveau central, ce mécanisme désamorce la spirale de détérioration budgétaire nationale et de crise des liquidités issue d’un choc asymétrique.
- D’autre part, l’émission de dette au niveau fédéral (euro-obligations) permet également de réduire l’impact d’un choc asymétrique sur les budgets nationaux. Ce transfert d’engagement public du niveau national au niveau fédéral doit bien sûr s’accompagner d’un transfert de souveraineté, soit un transfert du pouvoir de décision budgétaire, du niveau national au fédéral.
Le risque de transferts permanents
Il existe un risque non négligeable de voir les transferts fiscaux devenir permanents. Celui-ci est accentué par l’hétérogénéité des économies de l’union, et rend légitimes les craintes des pays du cœur à s’engager dans un tel processus d’intégration. L’histoire nous montre à quel point il est difficile de corriger des disparités de revenus et de niveaux d’industrialisation au sein d’une même économie. Les nouvelles industries ayant tendance à se développer autour des centres industriels et les périphéries à se paupériser. Le mezzogiorno3 italien, l’unification allemande et la disparité de revenus des régions espagnoles sont là pour nous le rappeler. Et la monnaie unique ne semble pas avoir permis d’aplanir ces écarts.
Quelles solutions pour l’avenir ?
Bien sûr, le contexte politique européen actuel ne semble pas du tout favorable à une union fiscale et politique. Et pourtant, la crise grecque actuelle nous montre la fragilité du système – une économie pesant moins de 2% de l’ensemble peut faire vaciller l’UME.
Au-delà de la question de savoir si la Grèce restera ou non dans l’euro, la crise grecque a révélé les difficultés d’intégrer monétairement des pays aussi hétérogènes, ainsi que les lacunes institutionnelles d’un projet inachevé. Sans réponses concrètes à ces lacunes, la zone euro restera une construction fragile, à l’avenir incertain. Il est donc primordial que des réponses rapides soient apportées. Ces réponses passent par une poursuite des efforts de convergence: harmonisation du cadre juridique et notamment des assurances sociales, afin de favoriser la mobilité du travail. Le système de négociation salariale devrait en outre être coordonné, afin d’éviter les dérapages du passé et donc de réduire autant que possible les risques de transferts permanents.
Ensuite, il s’agit d’accélérer le processus d’intégration fiscale et politique, à travers des taxations et des émissions de dette au niveau fédéral, afin de réduire la vulnérabilité du système en cas de choc asymétrique. Quelle que soit l’issue de la crise grecque, elle devrait servir de signal d’alerte aux dirigeants européens sur la fragilité intrinsèque de l’union monétaire. Des pas importants ont certes été franchis au cours de la crise (six pack, union bancaire, rôle de la BCE). Néanmoins, le projet n’est pas achevé et la survie à terme de l’euro en dépend. Souhaitons que la crise actuelle donne le jour à une accélération du processus.
1) Robert Mundell, A Theory of Optimal Currency Areas, American Economic Review, 1961
2) Le choc est commun mais produit des effets différents dans les pays
3) Ensemble des régions péninsulaire et insulaire correspondant au sud de l'Italie
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